Ce texte fait partie du feuilleton de Nicole "Au fil des bulletins scolaires" Lire l’ensemble

En septembre, grande étape pour moi, j’entre en 6ème latine ! A ce moment, on compte les années d’études en descendant. On commence par la 6ème, puis la 5ème,…l’avant-dernière année est appelée poésie et la dernière, l’apothéose, rhétorique !
Donc, j’entre en 6ème latine chez Mère Marie Colette, titulaire, qui donne cours de latin, français et histoire. Nous sommes nombreuses en classe, +/- 35. Nous avons 9 heures de latin par semaine, 4 heures de français et 2 heures d’histoire. On a donc intérêt à bien s’entendre avec la titulaire !

Nous devons porter un uniforme strict : en hiver, c’est-à-dire du 1er novembre aux vacances de Pâques, une robe en lainage bleu-roi, petit col blanc amovible, 2 plis devant et 1 pli derrière et en été, une jupe du même tissu et du même modèle mais avec un chemisier beige à manches courtes ; s’il fait froid, un cardigan est toléré pourvu qu’il soit lui aussi de même couleur. Même pour l’unique cours hebdomadaire de gym. Il faut porter un horrible uniforme en satin brillant, couleur caca d’oie, bien large, aux culottes bouffantes retenues au niveau des cuisses par un élastique serrant, nous couvrant totalement du cou aux genoux. Les uniformes doivent être achetés à la maison Guilmot. Comme cela coûte cher, la première année, mon uniforme est grand et large, avec un énorme ourlet. La deuxième année, la taille est à peu près correcte mais la troisième année il est trop juste de partout. Les années suivantes, et pour mes petites sœurs, Maman (que j’appelle Mammy) les confectionnera elle-même avec l’aide d’une couturière qui venait à domicile. Sauf, bien sûr, le costume de gym. qui est inimitable ! !
Pour sortir de l’école, été comme hiver, nous devons porter des gants et bien montrer ses mains gantées à la surveillante, au passage de la porte. En cas d’oubli : punition. Pour éviter cela, l’astuce est simple : une fois son tour passé, on met les 2 gants en boule et on les lance –haut assez, mais pas trop !- par dessus les têtes vers celle qui les a oubliés ; elle passe alors à son tour les mains gantées devant la surveillante, avec l’air triomphant de celle qui a berné l’autorité !

Les parents attachent beaucoup d’importance aux résultats scolaires ; surtout Mammy qui en fait un objet de gloire personnelle et qui veut garder la tête haute lorsque sa sœur lui fait part des beaux résultats obtenus par nos cousins.
Gare à nous si nous n’avons pas de beaux points ! La barre est placée haut : 85 % en primaire. Si nous ramenons des notes insuffisantes, nous sommes punis : privation de dessert, confiscation des jouets reçus à Saint Nicolas, obligation d’aller au lit avant les plus jeunes (l’ego en prend un coup !), travail supplémentaire à la maison, etc…
Comme nous avons un bulletin par semaine les parents peuvent suivre de très près le travail de leurs enfants.

Arrivent les examens de Noël, puis, à la veille des vacances, le bulletin ! Catastrophe, je n’ai que 76 % ! Je suis pourtant 6ème de classe, mais je n’ose pas rentrer à la maison avec des notes pareilles ; Mammy va être furieuse ! Pendant tout le trajet du retour en tram je ma creuse la cervelle pour trouver une parade. Je suis vraiment paniquée. Je ne vois qu’une solution : trafiquer mes points. Comment s’y prendre ? Je n’ai ni gomme ni stylo sur moi. Quand je suis partie le matin, je n’ai pas pris de cartable vu qu’il n’y avait pas cours. Je m’assieds sur un banc (et dans le froid !) au square Léopold II, perdue dans des réflexions amères sur ma triste vie et, soudain, à mon grand contentement, je vois ma sœur Nadette descendre du tram suivant. C’est elle qui va me sauver ! Je lui demande de rentrer à la maison, prendre mon cartable dans notre chambre et me le ramener sans que Mammy le sache. Je l’attendrai au coin de la rue de la Cambre. Elle me demande des explications auxquelles je réponds évasivement (j’ai appris plus tard qu’elle avait très bien compris), chipote un peu et enfin accepte de me rendre ce service. Quelques minutes plus tard elle revient ; mission réussie ! Elle retourne rapidement à la maison. Et moi, mon bulletin sur une tablette de fenêtre, la gomme dans une main, le stylo dans l’autre, je me mets allègrement des points supplémentaires. Un 18 sur 30 devient 28, un 11 sur 20 devient un 17, etc. Je fais des additions, des calculs de moyennes et quand j’obtiens 86 % et que je deviens 2ème de classe (pas la 1ère, cela aurait semblé louche !), je remballe mon matériel, rentre à la maison et montre fièrement mon beau bulletin !
Papa a bien relevé une erreur de calcul de moyennes, j’ai un peu tremblé mais même un professeur peut se tromper…
En tout cas, ce trucage valait la peine, Mammy est très contente de mes beaux résultats et les vacances de Noël se passent dans la bonne humeur générale.

A la rentrée du 2ème trimestre, les choses se compliquent : il faut rendre le bulletin signé à la titulaire et rétablir les notes officielles. Je re-gomme très soigneusement mes beaux points et réinscris mes vrais résultats. Mère Marie-Colette n’y voit que du feu ! L’ennui est que le problème se repose à chaque semaine. En effet, les points hebdomadaires sont inscrits aux pages du milieu et les résultats des examens à la dernière page. Comme j’ai très peur que les parents tournent la page pour se réjouir encore de mes beaux résultats, le samedi suivant, je re-falsifie mon bulletin en veillant bien à remettre les mêmes points que la fois d’avant. Avec ce système, je fais d’excellents exercices de mémoire ! ! Le lundi, même opération. Un gros problème se pose au bout de 2 semaines : à force de gommer aux mêmes endroits, le papier menace de se trouer. Il faut absolument trouver une solution. Et voilà, ça y est, j’ai trouvé : je racle mes fonds de tiroir et achète à la procure un nouveau bulletin, tout vierge, prétextant que j’ai perdu le mien. Je dois le donner à Mère Marie Colette pour qu’elle le remplisse ; ce sera donc mon bulletin pour l’école. L’autre me servira pour la maison. Astucieux, n’est ce pas ? Je passe des heures et remplis de multiples pages à imiter la signature de Papa et j’y arrive tellement bien que même Papa n’y voit rien. Ainsi, tous les samedis je me concocte des points plus qu’honorables dans mon bulletin de maison que signe Papa et le lundi je rends à ma titulaire un bulletin officiel signé par moi-même.

Sûre de l’impunité et même des félicitations de mes parents, je ne fais guère d’efforts et je passe une année scolaire très cool quant au travail.
Mais quel stress ! !
A force de peu travailler, mes résultats sont devenus vraiment médiocres.
Je crains à tout moment une rencontre fortuite entre un des parents et un de mes professeurs et un bavardage intempestif qui ferait découvrir le pot aux roses. Ce qui a bien failli se passer d’ailleurs…

Le 6 mai je fais ma profession de foi. La coutume veut que le lendemain la communiante vienne habillée de sa belle robe, accompagnée d’un parent, se présenter à son école. Et lors de cette présentation il y a bien sûr rencontre avec la titulaire. Je suis vraiment dans mes petits souliers. Mammy va sûrement dire sa satisfaction de mes beaux résultats à Mère Marie Colette. J’arrive donc, avec ma belle robe et Mammy, dans la cour de récréation et je vois arriver Mère Marie Colette à notre rencontre. Je tremble de tous mes membres, je rougis, j’ai des sueurs froides, l’estomac qui se tord, des crampes au ventre, des jambes de coton, je désire m’évanouir, mourir même, immédiatement ! L’instant fatidique est là ! Après les salutations d’usage, Mammy dit, comme une évidence : « je suis sûre, ma Mère, que vous êtes très satisfaite des beaux résultats de Nicole. » Je vois le visage de ma titulaire s’allonger sous l’étonnement, elle s’apprête à répondre quand – ô miracle !- au loin arrivent Marlyse Martens – l’autre communiante de ma classe – et sa maman. Je commets une grossièreté, coupe la parole à Mère Marie Colette et crie « voilà Marlyse et sa Maman ». Mammy et ma titulaire me regardent avec surprise, n’ont pas le temps de continuer la conversation que Marlyse et sa Maman sont là. Mes sauveurs !! La conversation prend une tournure plus générale et nous ne parlons plus des résultats. Je suis sauvée ! Car je risquais gros : à coup sûr le renvoi, la honte pour la famille, surtout pour mes deux petites sœurs qui auraient dû quitter l’école à cause de moi, et surtout la colère de Mammy et la réprobation de Papa.
J’ai eu tellement peur, j’ai tellement paniqué que je me suis juré de ne plus jamais trafiquer un bulletin.

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4 commentaires Répondre

  • Christian Pellerin Répondre

    C’est une tres belle histoire. Ce que j’apprecie surtout c’est que vous écrivez sur une époque ou les enfants respectaient les parents et les parents accordaient beaucoup d’importance a l’éducation de leurs enfants. De nos jours les parents n’ont plus de temps et les enfants en profitent.

  • Antoun Sehnaoui Répondre

    Ce texte est tout simplement beau. J’aime beaucoup le style. Cela me fait penser a mes parents et leurs histoires d’antan. Merci a vous. A bientot.

  • Donald Lanthier Répondre

    Ce texte de Raton Laveur développe les cinq sens et même le 6e : l’intuition. Ce texte sollicite la vue caractérisant le 20e s et l’ouie caractérisant le 19e s.L’auteur de ’’L’Art de trafiquer les bulletins’’ prend tout son temps pour mettre la table. Raton Laveur sait se faire comprendre en étant bien articulé et en faisant bien voir. L’auteur multiplie les détails et les observations sont très aigües et me rappellent Honoré de Balzac, 19e, excusez-moi. Les émotions aux ordres physiques et psychologiques
    sont d’abord positives puisque le JE est satisfait et négative ensuite parce que le JE est déçu etc.Bref, l’auteur s’investit totalement et le suspense est bien exploité. J’aime le texte parce que l’auteur(e), Raton Laveur, nous laisse pénétrer dans son intimité. Jamais pour moi telle effronterie à propos des bulletins scolaires !Ce texte ludique m’a plu et amusé.
    Donald Lanthier
    Saint-Jérôme ( Québec ) Canada.
    Blogue : http://lesblogues.com/donaldl/

    * Mes bonnes salutations madame Michèle Piron-Thomé, fondatrice d’Âges et Transmissions, Belgique. J’étais présent avec le regretté Olivier Fillion en 1999 à Richelieu ( Québec ) où celle-ci apprivoisait la démarche de l’Association québécoise ’’J’écris ma vie’’

  • Jean Nicaise Répondre

    J’avais déjà eu le plaisir de lire cet amusant récit. A le relire, je me demande à quelle époque cette histoire se passe. Non pas en ce qui concerne la tricherie, elle est de tous temps mais les uniformes, les gants obligatoires, le costume de gym, etc., sommes-nous bien au XXe siècle ?

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