Mon père revient de ses investigations lilloises avec de bonnes nouvelles. Sur la grande place les Allemands ont organisé un service de transport destiné à ramener les réfugiés dans leur pays.
Demain matin des camions prendront la direction de Bruxelles. Rendez-vous a été fixé sur la grande place à huit heures du matin.
Nous y arrivons bien avant l’heure convenue.
La place est noire de monde. De nombreux camions militaires non bâchés y sont répartis en groupes distincts.
Après une heure de recherches, nous découvrons celui qui devra nous ramener chez nous.
Des bancs en bois, fixés aux ridelles, sont pris d’assaut par une foule jacassante.
Nous trouvons place à l’arrière. Les vélos sont entassés sur le plancher, les valises glissées sous les bancs.
Deux jeunes soldats coiffés d’un calot entrent dans la cabine du véhicule et font tourner le moteur. Un autre demande aux réfugiés de se serrer un peu plus encore afin qu’il puisse également faire partie du voyage.
Mon père est ahuri par la correction des Teutons et commence à douter du bien-fondé de sa décision de fuir.
Les voyageurs se sont calmés dès qu’ils ont trouvé une place sur les bancs. Tout le monde parle très haut.
Certaines personnes déballent des tartines, vont même jusqu’à proposer à leurs voisins directs de les partager avec elles. La bonne humeur s’installe et devient vite communicative.
Une file constituée d’une dizaine de camions quitte la ville. Le ciel est à nouveau d’azur et le soleil darde à plomb.
Des conversations s’établissent entre des gens qui ne se connaissaient pas ce matin. Même le soldat y prend part dans un baragouin qui provoque de nombreux éclats de rire. Lui aussi prend plaisir au résultat joyeux de son massacre involontaire de la langue française.
Le vent provoqué par le déplacement du camion rend la chaleur supportable mais soufflette désagréablement les pavillons de nos oreilles.
Le convoi roule en double file dépassant la caravane de droite constituée des mêmes véhicules hétéroclites surchargés qui, il y a quelques jours à peine, fuyaient en direction inverse.
De temps à autre je reconnais un endroit où nous sommes passés à l’aller.
Des véhicules abandonnés sur le bord des routes semblent attendre le retour de leur propriétaire.
Des carcasses de charrettes jalonnent la chaussée comme autant de rappels de la barbarie récente.
Tous les cadavres ont été enlevés.
Partout des maisons incendiées nous présentent leurs entrailles calcinées.
En une demi journée nous effectuons le trajet qui nous aura nécessité une quinzaine de jours en sens inverse.
Le mot Enghien apparaît en lettres noires sur le fond jaune d’un panneau de signalisation liseré de rouge. Cet assemblage des couleurs nationales a, compte tenu des circonstances, quelque chose de dérisoire.
Devant les bâtiments du collège, à l’entrée de la ville, stationnent de nombreuses ambulances allemandes. Les bâtiments scolaires doivent être transformés en hôpital militaire.
Le camion s’arrête sur la grande place.
La ville ne semble pas avoir subi d’autres dommages que ceux des bombardements de mai. Nous descendons du camion et récupérons vélos et bagages.
Le véhicule reprend sa route en direction de Bruxelles. Nous saluons nos éphémères compagnons de route par de larges signes du bras. Ils nous saluent de même jusqu’ à ce qu’un tournant de la rue les fasse disparaître de notre vue.
Le cœur se serre. Dans quelques minutes nous aurons rejoint notre maisons ou peut être ce qu’il en reste.
Vais-je retrouver tous mes livres ainsi que tous mes jouets ? Les voisins et mes amis qui ont fui sont-ils rentrés ? Comment va se dérouler notre existence sous l’occupation allemande ?
Des femmes, un cabas à la main, font des emplettes. Des hommes passent en vélo. Rien n’a changé en apparence.
Seul l’uniforme feldgrau des militaires allemands jette une note inhabituelle au tableau et impressionne désagréablement nos rétines.
Plusieurs soldats nous croisent. Ils n’ont l’air ni méchants ni agressifs.
Deux d’entre eux nous saluent en allemand. Ils lancent un sourire qui se veut entendu à mes sœurs ainsi que des propos que nous ne comprenons pas mais qui doivent revêtir un caractère graveleux. Ils partent en effet tous deux d’un grand éclat de rire et s’éloignent en se retournant plusieurs fois.
Depuis le début des temps et donc des conflits, l’humour manifesté par les guerriers vainqueurs en territoire occupé n’a jamais provoqué des éclats de rire auprès des populations vaincues.
Les Allemands ne font pas exception à cette règle. Nous non plus d’ailleurs. Notre sourire est aussi pincé que celui d’un gentleman anglais pressé d’annoncer à son voisin de club qu’il vient de s’asseoir sur son chapeau melon.
Une bouffée de bonheur me submerge lorsque j’aperçois ma maison.. Les volets sont toujours fermés.
Le paysage n’a pas changé. Les maisons de la rue sont intactes.