L’émotion nous étreint à l’approche de notre maison. Nous y sommes !
Les vélos et les valises sont déposés le long de la façade et tout le monde se précipite à la porte d’entrée.
Ma mère essaye de glisser la clé dans la serrure mais n’y parvient pas. Elle constate que le chambranle de la porte présente une trace de réparation à l’endroit de la gâche.
Nous nous regardons, éberlués.
Mon père se précipite chez le voisin Octave et revient avec lui. Octave, une clé neuve à la main a la mine compassée de celui qui va être obligé d’annoncer une mauvaise nouvelle.
Il nous raconte qu’une nuit, avant l’arrivée des Allemands, des gens sommairement masqués se sont rassemblés devant notre maison, la plupart munis de charrettes à bras.
Ils ont forcé la porte à l’aide d’un pied de biche et, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, ont vidé le magasin de son contenu.
Ils se sont ensuite enfoncés dans la nuit que l’occultation obligatoire et un ciel nuageux avaient rendue aussi noire qu’un ramoneur sénégalais.
Ils étaient nombreux. Octave avoue en baissant les yeux qu’il n’a pas osé intervenir. Il a dû considérer avec raison que le risque ne justifiait pas un héroïsme de pacotille.
Il fait remarquer un peu embarrassé qu’il a, étant donné le caractère aléatoire de notre retour, procédé aux réparations strictement indispensables.
Il tourne la clé dans la nouvelle serrure, pousse la porte et nous cède le passage.
Le spectacle est affligeant.
Les rayons du magasin sont totalement vides. Le sol est jonché de farine, de vermicelle, de sucre et d’autres marchandises dont les vandales ont déchiré l’emballage dans la bousculade et la précipitation.
Sur le sol, dans un coin du magasin, une bouteille de rhum gît éclatée. Son contenu projeté en tous sens s’est mélangé avec de la farine qu’un sac éventré avait éparpillée, dessinant ainsi sur le pavement une étoile de caillots brunâtres.
Des sachets d’emballage en papier se mêlent aux marchandises étalées. D’autres pendent encore au comptoir et semblent attendre désespérément le chaland.
Le spectacle se renouvelle dans le local voisin qui sert de réserve.
Tout le mobilier privé a heureusement été laissé sur place, intact.
Mes parents pétrifiés semblent être un long moment frappés par l’immobilité des statues.
Je revois en pensée tous ces magasins que nous avons dépassés sur le chemin de l’exode et que des masses affamées avaient pillés sans état d’âme.
Mais la raison a tôt fait de prendre le pas sur l’émotion.
Ma mère nous fait remarquer que, et d’un, la marchandises appartient à une coopérative, et de deux que nous ne sommes pas responsables d’un cas de force majeure, et de trois que nous sommes tous en vie, en bonne santé et réunis.
C’est alors que nous constatons qu’Yvonne ne se trouve plus avec nous. Elle est allée sonner chez tous les voisins afin de s’enquérir de nouvelles éventuelles qui leurs seraient parvenues de son mari. Elle y apprend qu’il est vivant mais retenu dans un camp de prisonniers.
Entre pleurs et sourire elle vient nous annoncer la bonne nouvelle. Puis, accompagnée de Joseph, elle se dirige vers la maison voisine qu’elle habite pour y rétablir un minimum de conditions de vie.

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