Samedi 3 novembre 2012
Toute la nuit la bruine de la Toussaint a enduit de vernis les toitures, léché le feuillage endormi et désaltéré jusqu’à saturation les végétaux. Les grands arbres du Bois de la Cambre, collés l’un à l’autre comme un immense troupeau de bovins oubliés dans une prairie détrempée dressent devant ma fenêtre, leur masse touffue et gonflée sous le ciel bas, vide d’oiseaux et chargé de nuages gris et silencieux. En quelques jours, leur frondaison a pris de nouvelles couleurs. Les arbres fêtent le carnaval en automne et rivalisent les uns avec les autres dans le choix des déguisements qu’ils adoptent. C’est un véritable courant de folie qui les porte à dévaliser les marchands de peinture ou de produits de beauté pour colorer leurs cheveux et se libérer de leur carcan de verdure comme si, avant de mourir, ils se fardaient afin que notre mémoire en garde le meilleur souvenir. Le jaune, le roux, le brun, le rouge sont à la mode.
Nous n’avons pas cet art que possèdent les végétaux et particulièrement les arbres de mourir dans la dignité. Probablement par manque d’expérience. Nous naissons et nous mourons une fois pour toutes alors que nos cousins lointains revivent, chaque année, cette épreuve de passage. Il est vrai que lorsqu’ils se dénudent pour faire leur toilette, ils ne meurent pas tout à fait, mais se mettent en veille pour hiberner. Ils s’enracinent fermement dans la terre à l’abri de la neige et du gel avant, non pas de naître ou de renaître, mais de se réveiller aux premiers frissons du printemps. Certains d’entre eux, les conifères, refusent ce dépouillement saisonnier. Ils se contentent de nous donner leurs pommes pour décorer nos arbres de Noël mais gardent leurs épines pour repousser la bise et accrocher la neige lorsqu’elle viendra les peindre dans ce blanc immaculé des longues soirées d’hiver. En vérité, ce ne sont pas nos arbres mais leurs feuilles qui meurent, ces feuilles dont la forme nous guide pour donner un nom et distinguer, les uns des autres, les arbres qui s’en sont défaits. Souvent, surtout dans les parcs, des arbres de différentes espèces se côtoient et le vent mélange leurs feuilles lorsqu’elles tombent brouillant ainsi les pistes.
Ce jour, plus que jamais, j’ai répondu à l’appel du Bois pour jouir au plus près des merveilles qu’il offre sans condition, gracieusement, à tout venant. Je préfère sa compagnie tranquille et un peu sauvageonne au bruit métallique et à la fureur artificielle de la ville.
J’ai pris avec moi ma besace et ma canne pince pour ramasser, sans risquer une douleur dorsale, les plus belles feuilles qui jonchent le sol et me composer un herbier. Cet exercice ne m’est pas inconnu ; mais ce qui fut autrefois un devoir scolaire, bien mal récompensé par ailleurs, s’impose à moi aujourd’hui comme un besoin intérieur, une exigence de type esthétique, une forme d’hommage à cette nature dont je suis un des fruits.
C’est en automne que les feuilles sont les plus belles lorsqu’elles composent sur les sentiers un tapis multicolores et multiformes, ovales, dentées, palmées, panachées, variant dans les tons et l’intensité selon la clarté ambiante, le jaune prenant la couleur du miel et le roux la couleur de l’orange mûre. J’ai beau être prévenu. A la vue de cette draperie foisonnante de couleurs, je suis chaque fois surpris. Emporté par sa beauté magique et hypnotique, je perds de vue tout effort de classement. L’image est si forte qu’elle envahit l’iris et le dilate. Sous un tunnel de frondaisons infiltrées de lumière des papillons multicolores se détachent des arbres et lancent un dernier soupir de soleil avant de se coucher sur le sol définitivement, Noyé de couleurs vives et dansantes, je perd tout repère d’interprétation. Me voici dans un monde extra-terrestre, brodé d’or et d’argent, serti de cuivre rouge que traverse furtivement un écureuil roux et sa queue en plumet. Un bref instant, ma peau qui enferme mon corps dans sa prison, se détend et s’entrouvre. Je deviens ce que je vois. Je suis le vent qui ballotte les feuilles, je suis ces feuilles, je suis ces arbres. Je ne suis plus seul, enfermé dans mon monde ; tout le monde s’ouvre à moi. Je m’arrête, je m’assieds sur la souche humide d’un hêtre disparu et j’attends que les battements de mon cœur alerté retrouvent leur rythme habituel. J’inspire profondément et pompe l’air dans mon ventre avant de le laisser monter sous les clavicules et lentement, j’expire. Ainsi je m’apaise et me retire.
. Ouf ! Que s’est-il passé au juste ? Cette beauté était-elle si dangereuse pour que je lui résiste ? Menaçait-elle mon intégrité et mon identité ? La réalité illusoire présente-t-elle tant de vertus qui justifient qu’on s’y tienne à tout prix ? pourquoi ai-je résisté à la tentation de la renier. En était-ce une ? Peut-être eut-il mieux valu que je l’étreigne aveuglément cette beauté éphémère, naturelle et transcendante comme elle m’y invitait, au risque de lui être asservi le temps de quelques jours ou de quelques heures peut-être, le vent, la pluie et les jardiniers du Bois se chargeant régulièrement d’en effacer les traces.
Sur le sentier de l’aube, la première feuille que je ramasse pour mon herbier s’est imposée à moi par sa grandeur et ses couleurs composées, peut-être parce qu’elle évoque la feuille d’érable qui décore le drapeau canadien. En fait, elle en diffère par le nombre plus restreint de palmes qui la compose. C’est une feuille de platane, trois fois plus grande et plus large que ma main , de la dimension d’un éventail à cinq doigts palmés, d’un jaune roux aux nervures bien apparentes tâchée ici et là de vert, rappelant, tel un fossile, ce qu’elle était avant de mourir. Faire allusion aux fossiles, dans ce cas, n’est pas outrancier. Les botanistes ne prétendent-ils pas que le platane aurait existé dès le crétacé avant de disparaître à l’ère glaciaire ce qui lui donne tout de même quelques centaines de millions d’années d’avance sur nous qui ne sommes apparus en tant qu’homo sapiens, sur ce que nous appelons abusivement notre terre, que depuis quelques dizaines de milliers d’année. Ayant subi plusieurs hybridations, le platane réapparaît, en 1650 en Angleterre, sous cette forme de platane à feuilles d’érable, au tronc haut et droit, bien dégagé qui aligne nos allées et décore nos parcs et jardins urbains, ménageant une belle surface d’ombre sous son ample frondaison, d’où lui vient son nom tiré du latin de platus (large). Son tronc dont l’écorce se fissure en écailles lui donnant l’aspect d’un serpent en mue ou d’une peau de léopard vert se reconnaît à vue d’œil. Il a pour habitude, dès le mois d’avril, de déposer à ses pieds, ses fruits, petite boules à picots, semblables au fruit des châtaigniers et des marronniers sauvages, qui jonchent encore le sol longtemps après la chute de ses feuilles. Exploité, en menuiserie, pour son bois dur et résistant, le platane a une durée de vie dix fois supérieure à la nôtre et on raconte qu’un platane, dénommé arbre d’Hippocrate, aurait plus de 2.000ans.
Depuis 1960, une maladie étrange, due à un champignon, menace les platanes au point que pour enrayer l’épidémie, on n’a pas trouvé d’autre remède que celui de les abattre. Plusieurs dizaines de milliers d’entre eux, en France sur le canal de midi, dans les Bouches du Rhône et en Auvergne ont déjà connu ce sort tragique. A Bruxelles, plus de trois cents platanes, avenue du port, furent, pour les mêmes raisons, menacés d’abattage ce qui a mobilisé les gens du quartier qui prétendent que la maladie est un prétexte avancé par les autorités poursuivant des projets de rénovation urbaine que ces arbres entravent. Ces platanes, déclarent les protestataires organisés en comité d’action pour la sauvegarde du patrimoine, font partie de notre décor urbain et les abattre serait un viol de notre intégrité.
Le jour où les tronçonneuses ont voulu passer à exécution, elles ont été dans l’obligation de faire marche arrière, 70 militants écologistes s’étant enchainés aux platanes menacés. C’était le 5 septembre 2011. Le bourgmestre de Bruxelles se pliant à la voix du peuple, postposa le plan d’aménagement adopté par le ministre fédéral des travaux publics, et, aujourd’hui, les choses en sont toujours là.
Mais d’où nous vient donc cette maladie ? Elle aurait été introduite fortuitement en Europe, en 1945, à Naples plus précisément, par des cercueils fabriqués avec du bois contaminé importés d’Amérique, et destinés à accueillir la dépouille des GI tombés lors du débarquement.
Et nous revoici à la Toussaint, à la veille du jour des morts, avec nos cadavres, ces milliers de soldats américains, morts au combat pour la libération de Naples, ces dizaines de milliers de platanes abattus, rongés par la maladie du chancre coloré, et ces 158.857 humains qui meurent, chaque jour, en moyenne, dans le monde et que recouvrent de leur linceul mordoré, les milliards de feuilles que sèment, dès le fin de l’automne, les platanes survivants,
– Tu es un excellent bois de chauffage, ta flamme me tient au chaud en hiver et tes feuilles alimentent mon compost, dit l’homme au platane.
– Je suis le bois de ton cercueil dont mes feuilles sont le linceul, dit le platane à l’homme.
– Hommes, arbres, vous êtes mes fruits. Je vous ai donné la vie, dit la terre, et je vous la reprendrai. Vous êtes le terreau qui me garde en bonne santé et me perpétue.
Alléluia ! Le cycle est bouclé…