Je suis née en novembre 1945, dans une maternité située dans un faubourg de Mainz am Rhein. En raison du couvre-feu, ma maman partait tous les soirs à bicyclette à la maternité pour y passer la nuit. Mon papa était prisonnier des soldats américains, quelque part au sud de l’Allemagne. Ils étaient allemands et force m’est de constater que le sang qui coule dans mes veines est un mélange purement germain : hollandais, flamand–gantois, allemand.
Durant mon enfance, l’appartenance au camp des vaincus a pesé bien lourd. C’est au cours d’un récent séjour avec mon mari, dans le Harz en Allemagne que j’en ai pris réellement conscience.
Il y a 48 ans, dans le cadre des séjours de rencontres des jeunesses protestantes, j’avais découvert cette région sauvage de l’Allemagne. J’avais pu concrètement y voir la séparation des deux Allemagnes. En effet, lors d’une promenade hivernale j’avais vu les barbelés et les miradors.
Mais surtout j’y avais rencontré de jeunes allemands, fiers de leur nationalité et nullement culpabilisés par les évènements de la guerre de 40-45. Ils regardaient devant eux et non en arrière. Malgré le fait que j’étais accompagnée de mon fiancé de l’époque, Gabriel, j’avais reçu des propositions masculines de Gunder : quitter la Belgique et revenir vivre dans ce qu’il appelait mon vrai pays. Malgré mes sentiments envers Gabriel, j’avais été tentée de tout quitter et de retourner chez moi car ce que me disait ce jeune homme me touchait au plus profond de moi-même. Lors de ce séjour, j’ai, pour la première fois, pris conscience avec acuité que, lorsque j’étais en Allemagne, j’étais libre d’être moi. Cela n’était pas toujours le cas, à l’époque, en Belgique.
En effet, les propos de mon soupirant et de ses amis faisaient remonter des souvenirs pénibles de mon arrivée en Belgique et de mon enfance : interdiction de parler l’allemand dans les lieux publics, obligation de changer de prénom (mon prénom de naissance a une consonance trop germanique), injonction d’éviter de parler des vacances en Allemagne, injonction d’oublier l’allemand. Il fallait cacher tant de choses, ne pas aborder certains sujets, voire ne pas parler de ses parents, de sa famille et parfois en avoir honte.
Par ailleurs, lorsque nous étions en vacances en Allemagne, notre oncle Karl, le frère de ma mère, nous poussait à nous montrer fiers d’être allemands. Quelle dualité : en Allemagne je me sentais bien, j’étais fière et de retour en Belgique je devais me taire, ne pas raconter, ne pas parler allemand.
En grandissant, c’était pire. En effet, après avoir quitté l’école primaire communale de la rue de Bordeaux, mes parents m’ont inscrite dans un lycée bruxellois parce que ma tante y avait fait ses humanités. J’y rejoignais ma sœur. C’est dans cet établissement scolaire que j’ai découvert la haine. Pire, la haine d’un adulte, la haine froide et méchante pour un enfant.
La proviseur s’appelait Mme L. Dès le premier jour, j’ai senti dans son regard, dans sa façon de me parler que quelque chose n’était pas normal. Grande, mince, les cheveux gris coupés courts, le regard froid, la voix tout aussi glaciale, elle m’a, un matin d’automne, appelée dans son bureau. Elle m’a annoncé que toute ma classe participait à une cérémonie au soldat inconnu mais, qu’étant donné mes origines, je n’y participerais pas car cela aurait été indécent.
Je ne comprenais pas bien. En parler à la maison était exclu. C’est donc ma sœur qui m’a éclairée. Comme nos parents étaient allemands pendant la guerre, nous devions assumer leur faute. Oui mais laquelle ? Les camps de concentration ? J’ignorais ce dont il s’agissait. Ma sœur m’a éclairée. Nos parents avaient-ils participé à cela ? Mon oncle aussi ?
C’est ma grand-mère (Oma) qui m’a expliqué quelques années plus tard lors d’un séjour à la Noël. Oma détestait Hitler et n’était pas d’accord avec les choix nationalistes de son fils. Mais elle comprenait les difficultés pour les jeunes de s’opposer et leurs intérêts pour tout ce que cette politique de propagande leur offrait : du sport, l’accès à la culture, des vacances… Ce dont ils n’auraient jamais pu bénéficier autrement. Elle détestait de voir ses enfants en uniforme de la jeunesse hitlérienne. Elle avait peur pour eux. Elle m’a expliqué que lorsque mon oncle Karl était jeune il croyait qu’Hitler avait rendu l’honneur à l’Allemagne et qu’il avait été fier de se battre pour son pays. Elle m’a aussi raconté les bombardements, les souffrances de la population, les lâchetés et les actes de courage.
« Oui, mais les camps ? »
Elle savait que des personnes étaient arrêtées et disparaissaient. Qu’il y avait des camps, mais pour elle c’était des camps de travail et pas d’extermination. Elle m’a expliqué qu’après la guerre lorsque des informations étaient données sur les camps, elle n’y croyait pas car cela lui semblait inconcevable. Et puis, me disait-elle, tant durant la guerre qu’après, chacun était en situation de survie et s’occupait d’assurer les besoins élémentaires de ses proches. Cela mobilisait toute l’énergie. Elle m’a raconté que ma mère et ma tante allaient voler du charbon, qu’elles roulaient des kilomètres à vélo pour vendre des tabliers et ramener des légumes et cela au péril de leur vie.
« Oui, lui dis-je, mais cela ne justifie rien ».
Ma grand-mère, femme pragmatique m’a alors dit : « Ce qui s’est passé est horrible et il ne faut jamais oublier que cela a été possible. Mais tu es jeune et tu dois regarder en avant et pas en arrière. Des horreurs, d’autres peuples en ont commis et en commettront encore. Réfléchis à ce que tu ferais si tu devais vivre dans un tel contexte. Tes parents ont participé à la guerre chacun à leur façon, ton oncle était dans les chars, ton père dans la DCA, ta maman vous faisait vivre en travaillant et en tentant de vous protéger lors des bombardements. Ils ont survécu comme ils pouvaient mais ils sont toujours restés humains. Ne l’oublie pas ».
A 14 ans, j’ai changé d’école. Je n’ai plus été confrontée à la haine, mais parfois au rejet, en raison de mes origines.
A plusieurs reprises, j’ai été tentée de retourner vivre en Allemagne. J’ai choisi de rester en Belgique, d’abord par amour pour Gabriel, et aussi parce que c’était trop compliqué de recommencer une nouvelle vie avec un enfant.
En retournant dans le Harz il y a quelques mois, tous les souvenirs sont remontés à la surface. J’ai été très émue par ce regard en arrière. Je me suis souvenue de la chanson de Goldmann « Si j’étais né en 17 à Leidenstadt » . Je me suis souvenue des paroles de ma grand-mère et je me suis sentie sereine : j’ai la nationalité belge, je vis en Belgique, je m’y investis mais mon pays c’est l’Allemagne.
jeanninek Répondre
chère Margarethe
tu termines ton récit en disant "mon pays c’est l’Allemagne "
le pays où on a vécu son enfance restera pour toujours le lieu du coeur
cela est valable pour tous ces étrangers qui sont arrivés hier, qui arrivent aujourd’hui en Belgique
quand des jeunes écoliers nous parlent ils se racontent souvent en disant " dans mon pays" en évoquant le pays de leur famille d’origine
Pourtant ils sont nés ici, ils ont la nationalité belge
Rien ne s’efface !