J’ai 14 ans. Je viens de réagir positivement à la cuti pratiquée dans le but de détecter la présence du bacille de Koch, responsable de la tuberculose.
Aussitôt, c’est la course chez les médecins, avec son cortège d’examens, de prises de sang et de radiographies de mes poumons.
Le verdict tombe : il y a bien une petite tache sur mon poumon droit.
Mes parents sont atterrés car une ombre plane sur cette nouvelle : celle de mon grand-père paternel, Victor, mort des suites d’une tuberculose contractée dans les tranchées de l’Yser pendant la guerre 14-18.
Je ressens l’inquiétude et l’angoisse de mes parents, surtout quand ils prennent cet air grave et embarrassé pour m’annoncer leur décision : le mieux pour moi est d’aller me refaire une santé en Suisse, au bon air, dans une « maison de repos ».
« Ce n’est que pour trois semaines », m’affirment-ils.

Je fonds en larmes car je réalise que je vais me retrouver seule pour la première fois de ma vie loin de mes parents, de mon frère, de ma maison, de mon cadre de vie routinier et rassurant de lycéenne.

La recherche du lieu approprié pour ce séjour de convalescence a mis beaucoup de monde en émoi jusqu’à ce que se décide cette maison située à Klosters en Suisse allemande.
C’est à la fois un préventorium pendant l’année scolaire et un lieu de « colonies de vacances » de la Mutuelle pendant les mois d’été.
Il y a un train mensuel au départ de Bruxelles avec une accompagnatrice de la Mutualité.
Tout est mis en œuvre pour que je fasse partie du tout prochain convoi en partance pour la Suisse.
Depuis la lecture de la cuti , il s’est passé maximum quinze jours, dans un climat de tension et de stress, dans un tourbillon de médecins et d’examens complémentaires, de discussions et de demandes de conseils et, finalement, de préparatifs pour ce départ exceptionnel.

Le trajet en voiture avec mes parents, de Liège à Bruxelles, m’a paru long et sinistre car nous sommes restés tous silencieux !
Il y avait tant de choses à se dire avant cette séparation qui fut bien plus longue que prévu ; apparemment les émotions étaient indicibles, autant pour eux que pour moi-même !

A la gare de Bruxelles-Midi, ma valise à la main, je suis poussée dans un compartiment où je découvre avec étonnement que je ne suis pas seule à faire le voyage : une fillette de 7 ans, un petit garçon de 3 ans, et surtout un bébé de 6 mois seront mes compagnons pour ce voyage de nuit.
Pour ces petits et leurs parents, les adieux à travers la vitre du train ont été déchirants.
Pour moi et mes parents aussi, sans doute, mais quand le train s’ébranle lentement et que je les vois disparaître du cadre de la fenêtre, je n’ose pas pleurer : j’ai 14 ans et je suis la plus grande !

S’occuper des autres est souvent salutaire quand on a le cœur en larmes !
Du haut de mes quatorze ans, j’adorais déjà les enfants et c’est spontanément que j’ai apporté mon aide à l’accompagnatrice.
Nous ne serons d’ailleurs pas trop de deux pour calmer, apaiser, consoler ces trois petits désorientés.
La fillette de 7 ans et le petit garçon de 3 ans finiront par s’endormir.
Mais le bébé de 6 mois n’a pas arrêté de pleurer toute la nuit. C’est là que je connais la première nuit blanche de ma vie !
Instinctivement, je l’ai pris dans mes bras pour le bercer, le câliner, je me suis allongée sur la couchette en le tenant contre moi mais rien n’y faisait.
Je comprends maintenant qu’elle devait être l’immensité de son désarroi car il ne reconnaissait pas dans mon odeur, ma voix, mon toucher ceux de sa mère.
L’accompagnatrice qui me relayait n’a pas eu plus de succès pour le rassurer.

Au petit matin, le train s’arrête dans un fabuleux décor de hautes montagnes enneigées.
C’est le terminus pour le bambin de 3 ans et le bébé.
J’apprends alors qu’ils ne vont pas dans la même maison que moi.
Ils sont pris en charge par d’autres professionnels pour être conduits jusqu’à un vrai sanatorium.

Je pleure, je pleure les larmes que je n’ai pas versées en quittant mes parents.
En voyant partir ce bébé, je ressens enfin la douleur de la séparation dont je n’avais pas pris conscience jusque là, toute occupée à me sentir utile.
Après l’avoir couvé contre moi toute la nuit, c’est comme si l’on venait de m’arracher une part de moi-même.

Je ne suis pas seule mais je me sens si seule, comme perdue au bout du monde, loin de mes repères de jeune adolescente !
Le bout du voyage est proche. Alors, enfin, l’angoisse trouve son chemin ; elle me prend à la gorge et me tord l’estomac…
Où vais-je arriver ? Que va-t-il se passer ? Qu’est-ce qui m’attend dans ce nouveau pays, dans ce lieu inconnu ? Je me suis interdite d’y penser jusque là…

Maintenant, il est vraiment temps que l’on s’occupe de moi, de ma santé et que, pour les trois mois à venir, je m’abandonne aux bienfaits de cette cure bien particulière…

2 commentaires Répondre

  • friede Répondre

    Passée par le même chemin de colonies et d’écoles colonies,de séparation, le chagrin, l’abandon ,l’incompréhension, la colère, tout y est.
    Il faut avoir passé par là pour comprendre.

    J’ai même pas le courage d’en parler.

    Vraiment,toutes mes félicitations pour ton courage !

  • J K Répondre

    chère Lena

    un beau récit !

    on sent très bien dans ce récit l’inquiétude pour ta santé et pour le l’inconnu

    ceci me rappelle le préventorium de Breedene devant lequel nous passions dans les années 50 en allant à pieds à Ostende

    ce bâtiment austère m’impressionnait surtout parce qu’on m’expliquait qu’y séjournaient des enfants atteints de tuberculose

    je ne comprenais pas qu’on puisse séparer des enfants de leurs parents

    et j’avais le coeur gros à l’idée de leur solitude

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