Renée et moi nous sommes rencontrés sur les bancs de l’ULB en 1941. Nous n’avons pas tardé à tomber amoureux. Elle habitait Bruxelles, Uccle plus précisément, moi, Charleroi (Mont-sur-Marchienne). Mes grands-parents me logeaient chez eux, à Ixelles, en semaine. Les parents de Renée se rendaient chaque jour à leur travail. Après quelques semaines de promenade en amoureux sages dans le Bois de la Cambre, l’occasion de nous lier plus intimement était trop tentante.

Première longue séparation : mes vacances de Noël se passent à Mont-sur-Marchienne par un froid intense. La pénurie de charbon nous tient confinés dans la cuisine, la seule pièce chauffée. Renée m’écrit de longues lettres enflammées ; elles m’apportent un peu de son parfum que je hume longuement.

Un matin, mon père me dit :
"Veille bien à ne pas laisser traîner ton courrier du cœur dans ta chambre. Ta sœur pourrait en prendre connaissance. Je vais te donner un coffret où tu pourras serrer les lettres de ton amie."
Et il m’apporte un coffret en solide métal et sa clé.
"Tu ne lui donnes pas la deuxième clé ?" dit Maman.
"Non, distrait comme il est, notre Jean de la Lune est capable de perdre la sienne".
"Oui, mais Tony,..."
"Il peut bien me faire confiance, tout de même !"

Bien sûr que je faisais confiance à mon père... Renée m’écrit presque quotidiennement. Je place soigneusement ses lettres fleurant l’Arpège dans le coffret. Les vacances terminées, je repars avec la clé et avec joie à Bruxelles. Je ne songe pas un instant à emporter le précieux contenu du coffret… A mon retour de janvier 1942, je suis accueilli par des visages très sombres. Après le dîner, mes parents m’invitent au salon où le radiateur à gaz a été exceptionnellement allumé.

"Assieds-toi, j’ai à te parler", dit mon père avec une solennité inaccoutumée.
"Voilà, nous avons bien remarqué, Maman et moi que ta Renée n’était pas un simple flirt. Elle a pris une place beaucoup trop importante dans tes pensées. Cela nuit à la préparation de tes examens. Tu risques d’échouer ; nous sommes décidés à t’empêcher de gâcher ton avenir. J’ai le devoir de veiller à ce que rien ne vienne troubler tes études, or cette liaison occupe tout ton temps. Alors, j’ai ouvert le coffret que je t’avais donné..."

J’étais foudroyé, anéanti. Ainsi, j’avais fait confiance à un père dont je respectais l’honnêteté, dont la droiture supposée était pour moi un modèle, et le coffret était le plus inimaginable des traquenards ! Il avait ourdi cette ruse abominable, non pour confondre un ennemi mais pour arracher à moi, son fils, mais aussi à la femme que j’aimais, les plus intimes des secrets, pour se repaître des propos tendres, brûlants et parfois cocasses qu’échangent des amants. Ainsi d’Apollinaire qui écrit du front à sa maîtresse le 15 janvier 1915 : tu es ma petite perle ronde comme ton derrière...
"Renée est ta maîtresse. On ne peut faire confiance à une fille qui se donne en dehors du mariage. Et si tu la mettais enceinte ?"
"J’ai bien l’intention de l’épouser !"
"On n’épouse pas sa maîtresse !"
C’était ça la morale paternelle ! Ce dialogue rejoignait l’odieux. J’étais resté muet de surprise. J’aurais pu quitter la pièce en claquant la porte, mais d’une part, j’avais trop l’habitude de l’obéissance filiale et, d’autre part, j’étais complètement cloué sur place par le désespoir. En effet, ce n’était pas de la colère que je ressentais, mais un profond chagrin et je me suis mis à sangloter comme le gosse que j’étais redevenu au tribunal paternel. Je n’écoutais plus que les bribes d’un long monologue au cours duquel il tentait de salir mon amie qu’il n’avait jamais vue. Il se vantait d’avoir résisté à ses pulsions pendant ses deux années de fiançailles.

En contraste avec la pureté de sa virginale future, il citait parmi les phrases de Renée, celles qui faisaient quelques rares emprunts au vocabulaire estudiantin. Une lettre faisait allusion à la grosse femme. C’était la boulangère du coin. Mes parents la soupçonnaient d’être une avorteuse à laquelle nous aurions recouru ! Ce fut un instant fugitif de comique dans ce drame. Ils ignoraient qu’en cas de besoin, c’était à un médecin complaisant, installé Square Solbosh, le Docteur F., que les étudiants faisaient appel, pour une somme rondelette, mais avec toutes les garanties d’hygiène, en toute sécurité, et non à une quelconque « grosse femme ».

Alors vint le prononcé du verdict. Mon père m’interdisait de revoir Renée. Il m’a prévenu qu’il adresserait au père de Renée une lettre que celui-ci donna à lire à sa fille sans doute outré du procédé : il ignorait jusque-là nos amours. La lettre que Renée a conservée avait la précaution de demander un accusé de réception. Renée a conservé l’odieux message. Mon père se gardait certes de dénoncer le vrai caractère de nos relations, mais disait à Monsieur L. qu’il avait interdit à son fils de revoir « Mademoiselle sa fille » parce qu’il devait tout son temps à ses études. Il m’avait prévenu qu’en cas de non-respect de son diktat, il dévoilerait tout à M et Mme L. Mes grands-parents seraient mis au courant de la condamnation.

Dès le lendemain matin, j’ai raconté ces événements à Renée à partir d’une cabine téléphonique. Le jour suivant, elle est arrivée à Charleroi et nous avons passé l’après-midi tristement dans un café peu confortable, bien décidés à résister. Dès lors, quand nous étions séparés, Renée m’écrivait poste-restante ; la guichetière a fini par me reconnaître ; elle me tendait mon courrier avec un sourire complice sans plus me demander ma carte d’identité. La maman de Renée m’a reçu avec gentillesse chez elle en l’absence de son mari.
Au bout de trois ans j’ai dit à ma mère que je n’avais jamais cessé de voir mon amie. Mon père a dû céder ; mes études n’avaient nullement souffert de ma liaison.

En 2006, nous avons célébré simplement nos soixante ans de mariage avec quelques amis.
Seule la mort nous a séparés trois ans plus tard.

3 commentaires Répondre

  • lucienne E. Répondre

    Ah, les amours contrariées d’antan par les parents qui oeuvraient "pour notre bien" ! J’avais 20 ans, je travaillais déjà et mon amoureux 17 ans et demi était encore aux études bien sûr. Il était le petit dernier d’une fratrie de cinq garçons, couvé par sa maman veuve depuis longtemps.Tout ce petit monde bien imbriqué dans la paroisse et ses oeuvres, scoutisme, Vie Féminine et j’en passe. Nous habitions la même rue et il était très périlleux de se promener main dans la main avec tous ces "espions" qui risquaient de nous démasquer.
    Nous avions mis au point un code. Quand je passais devant chez lui et qu’il y avait de la lumière dans sa chambre, heureusement en façade, je toussais d’une manière particulière, il apparaissait et me faisait comprendre par signes où nous devions nous retrouver. Il inventait un "truc" à sa mère, sautait sur son vélo pour me rejoindre.
    Sa mère, femme très gentille, très dame d’oeuvre et très sage, ne sortait jamais le soir. Or un samedi de retour d’un spectacle, je vois de la lumière, enclenche le code et il apparaît à la fenêtre. Trop tard pour se voir dehors. Un mignon petit chat se frotte à mes jambes, je me baisse pour le caresser et avoir surtout une bonne raison pour rester là plantée sur le trottoir à faire la conversation. Quel ne fut pas ma frayeur quand le lundi suivant, je reçois dans le courrier un papier de la police me demandant de venir chercher mon portefeuille trouver par...le frère ainé ! Catastrophe ! En fait, Madame mère étant pour une fois de sortie le samedi soir, avait trouvé devant sa porte mon portefeuille tombé de mon sac lors des nombreuses caresses données au petit chat. Quelle ne fut pas son horreur de trouver dans ce portefeuille des photos de son petit dernier tenant une fille par les épaules ! Elle chargea l’ainé de lui faire la leçon. Etonné de se voir invité par son ainé à venir prendre un pot, le sermon se résuma en :"je vois que tu as l’air normal, mais fais gaffe, il s’agit de réussir tes études et surtout d’être discret !". Maman se croyant bien épaulée par son "grand" dormit sur ses deux oreilles. Cette discrétion dura quatre ans. Nous avions des manoeuvres de Sioux pour éviter tous ces yeux indiscrets.Quand mon amoureux a obtenu son diplôme il avoua à sa mère que la "fille" de la photo était toujours dans son coeur et qu’il désirait la lui présenter. Cette "présentation" fut un peu tendue mais bien vite, ma future belle-mère devint pour moi une amie. Elle nous a quitté maintenant et cela fait 48 ans que nous sommes toujours mariés !

  • jeanninek Répondre

    superbe récit Jean !
    ceci se passait en 1941
    cela me rappelle la réaction du papa de ma chère belle fille en 1990

    Mon fils courtise assidument une charmante jeune fille . ils ont 21 et 18 ans
    ils sont étudiants

    en absence des parents l’inévitable ce produit et la maman s’en aperçoit

    nous avons été "convoqué" chez les parents de la jeune fille pour une entretien sérieux à ce sujet
     voilà, nous avons constaté que votre fils a abusé de notre hospitalité , que votre fils risque de faire perdre son temps à notre fille qui doit étudier

    à leur âge ces sentiments ne sont que ’amourette passagère’

    nous vous saurions gré de lui faire la leçon et d’éviter dorénavant toutes relations

    nous sommes restés assez dubitatifs

    on connait le dicton : - rentrez vos poules ...

    les jeunes amoureux ont évidemment passé outre, ils ont fait de brillantes études tous les deux et ont à présent 2 beaux enfants
    ...les parents de ma belle fille adorent leur gendre !

  • Martine L. Répondre

    Bravo à l’Amour qui, en l’occurrence, a triomphé du contrôle parental...... en 1941, j’imagine ce que cela devait donner dans le registre autoritariste, parfois !
    l’histoire n’en est que plus belle, la Vie a été la plus forte, grâce aux sentiments vrais et profonds qui sont nés de cette belle rencontre...
    ce récit fait chaud au coeur, remet les pendules à l’heure et donne de l’espoir à ceux et celles qui croient encore à l’Amour....
    Martine Labie (qui a, elle aussi , vécu à Mont-sur-Marchienne)

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