Dés le début des vacances, qui en France commencent le 14 juillet, nous nous embarquons, mon frère et mes deux sœurs, pour la Bretagne. Un long voyage de nuit, en train, dans un wagon de 3ème classe aux banquettes de bois. Dans le petit matin gris et froid, nous arrivons à Morlaix, mais le voyage n’est pas terminé : un car poussif et bringuebalant nous dépose à Plounéour-Menez, petit bourg du Finistère accroché aux flancs des Monts d’Arrée. Si je ferme les yeux, je vois une palette de gris : le gris foncé des ardoises recouvrant les toits, le gris des maisons en granit, le gris très pâle, légèrement irisé de bleu et de rose, du ciel et, à l’infini, le gris vert de la lande qui enserre ce village. Une lande couverte d’ajoncs et de bruyère est la seule petite note de mauve dans ce paysage sans limites. Merveilleuse plaine de jeux. Une lande qui devient très sombre le soir venu et qui se charge de mystères, on la croit toute prête à nous livrer contes et légendes. Dans tout ce gris, qui n’a cependant rien de triste, de nombreux et éclatants massifs d’hortensias d’un bleu très profond donnent à ce village quelque chose de typique et de particulièrement harmonieux.

Nous sommes accueillis, mon frère et moi, par une dame qui me paraît âgée (mais quand on a 7 ans, on vous semble vite âgé), tout de noir vêtue, ses cheveux retenus dans un petite coiffe blanche. La vie ne l’a pas ménagée : son mari et son fils ont été tous deux emportés par la tuberculose. Elle est douce et soumise aux événements et son principal souci est de nous gâter et surtout de bien nous nourrir. Debout près de la table ronde recouverte d’une toile cirée, elle nous regarde savourer ses délicieuses
tartines garnies de cet inimitable beurre breton. Notre bon appétit est sa récompense.
Elle est une grande professionnelle, voire une artiste, dans la fabrication des crêpes. Elle gagne d’ailleurs quelque argent en cuisinant celles-ci dans des réceptions.
A genoux devant l’âtre, un grand cercle de métal sans bord posé sur un trépied, elle verse une louche de pâte qu’elle étale avec une raclette en bois en trois petits coups précis et rapides. Cela sent bon le beurre chaud, accompagné d’un petit grésillement. La crêpe toute fine, recouverte de sucre ou de confiture, fond dans la bouche : un régal jamais retrouvé.

Je ne peux évoquer ces vacances sans parler des sabots. Ces sabots achetés dès notre arrivée, l’horreur !, me font terriblement mal aux pieds. Aussi, dès que je sors, je les cache dans les massifs d’hortensias qui ornent le perron et je cours sur mes petits chaussons de feutre qui ne résistent pas longtemps. Finalement, mon dessus de pied s’endurcit, et j’ai finit par comprendre que pour bien marcher avec des sabots il faut traîner des pieds, ce qu’une petite parisienne bien élevée de 7 ans ne fait pas. Mais, attention, un sabot, c’est fragile : un jour, je l’ai lancé en l’air et en retombant il s’est fendu. Misère, à présent le voilà qui prend l’eau ! Il faut racheter une paire de sabots.

Vacances joyeuses et insouciantes, cependant marquées par la rencontre de la méchanceté ou plutôt de la bêtise qui entraîne la souffrance chez autrui… Notre hôtesse s’occupe de son frère Jean-Marie, légèrement débile. Les hommes du village prennent un malin plaisir à le faire boire. Il rentre souvent ivre et cela rend notre hôtesse malheureuse et peut-être un peu honteuse.
Mon frère et moi nous l’entendons remâcher sa rancœur dans un série de dialogues imaginaires : « je leur dirai, ils me répondront…. Je leur répondrai… » et ainsi de suite mais cela n’allait jamais plus loin. Pour moi, ces hommes qui la font souffrir, elle qui est si gentille, ce sont des « méchants ».

A quelques kilomètres de là, dans le hameau de Kergaven, riche de deux fermes, Monsieur et Madame Gourvest accueillent nos deux sœurs, Christiane et Geneviève. Nous allons souvent les rejoindre en empruntant la grand-route, peu fréquentée alors. Après un tournant à angle droit apparaît un merveilleux sentier ombragé et frais, bordé de noisetiers et de genets. Des haies délimitent les bocages. De temps en temps, un gros rocher de granit nous invite à l’escalade, mais attention aux vipères : nous sommes armés d’un bâton pour frapper l’herbe. Après un deuxième tournant, nous apercevons sous l’arcade des feuilles une grande bâtisse tout en longueur avec un étage.

Au rez-de-chaussée, une grande salle commune, assez sombre, abrite une cheminée monumentale, une longue table près de la fenêtre, avec un banc de chaque côté et, appuyés sur le mur du fond, deux lits clos aux cretonnes fleuries. La lumière joue sur les fines sculptures et petites torsades qui ornent le lit, c’est à la fois mystérieux et très beau. Il n’y a pas l’eau courante à la ferme, juste une petite fontaine d’eau potable que ma sœur vide rien que pour se laver les mains, au grand dam de la famille. L’exploitation est relativement importante : veaux, vaches, cochons, moutons, cheval et évidemment poulailler et clapiers.
Monsieur et Madame Gourvest forment un couple folklorique : lui est jovial et débonnaire, assez grand, mais sans doute plus dur à la tâche et âpre au gain que ce que ce côté jovial laisse entrevoir. Elle est petite, tout de noir vêtue, moustachue et édentée, rouspéteuse. De plus, elle prise, ce que je trouve particulièrement repoussant. Leurs deux filles complètent le tableau : Joséphine, l’aînée, rieuse, douce et câline, nous materne ; elle chante à longueur de temps des complaintes bretonnes qui parlent de fiancées dans l’éternelle attente d’un promis, de marins bien sûr, qui le plus souvent périssent en mer… Elle a un répertoire inépuisable qui nous enchante. La seconde, Thérèse, est coquette et attend avec impatience les jours de fête pour aller danser…

Mais en attendant le travail ne manque pas à la ferme. Nous sommes en 1946 et il y a encore un prisonnier allemand à la ferme : un vrai aryen, grand blond aux yeux clairs, qui me fait un peu peur. Pour moi, allemand est synonyme de guerre, de bombardements, d’angoisses. Il parle peu, fait son ouvrage et disparaît dans sa chambre, il ne partage pas les repas de la famille (est-ce un choix volontaire, une décision du chef de famille ou une consigne administrative, je ne sais).
Je m’amuse en participant aux travaux des adultes : ainsi lors des moissons, je suis chargée de glaner : je ramasse avec beaucoup d’application les blés restés sur le champ. Je me sens investie d’une mission et me crois très importante.
Mais ce que je préfère, c’est participer à la fabrication du beurre. Dans un local, d’une propreté rigoureuse, où règne une légère odeur de lait suri, deux machines trônent. Une étincelante, l’écrémeuse. L’autre en bois, comme un tonneau allongé posé sur deux « x » en bois : la baratte.
Le rite commence : le lait est versé dans l’écrémeuse. Je suis autorisée à tourner la manivelle. D’un côté s’écoule le petit lait, tout clairet, qui servira à nourrir les cochons. De l’autre, s’écoule plus lentement la crème d’un joli ton ivoire. Elle est ensuite transvasée dans la baratte. Une manivelle munie de palettes et agitée avec vigueur va transformer cette riche crème en beurre. Au début , c’est facile mais dès que le beurre prend, il faut donner de l’huile de coude. Ensuite, le beurre est lavé, largement salé (nous sommes en Bretagne), puis travaillé entre deux larges pelles, avant d’être mis dans des moules en bois dont le fond travaillé délivrera une motte joliment décorée.

Le Dimanche nous allons à la messe, l’église est précédée d’une grande place avec un très beau calvaire en granit. Ce n’est pas un curé qui a charge d’âmes, mais un « recteur ». Il connaît toutes ses ouailles, aussi nous regarde-t-il d’un œil soupçonneux. Il prononce ses sermons en breton et les cantiques sont également chantés en breton. Qu’à cela ne tienne, mes sœurs et moi chantons ce que nous entendons, notre breton est purement phonétique : ainsi avons-nous souvent claironné « Broco a brezhonec o caro ça vique viqua distingue ». J’ai appris depuis que « brezhoneg » voulait dire breton, donc nous avons chanté en breton, pour les bretons, avec les bretons, comme les bretons. Nous avons donc « baragouiné » allégrement, car comme chacun sait, « baragouiner » vient des bretons qui arrivaient à Paris demandant du bara et du gouin à savoir du pain et du vin, ce qui faisait dire aux parisiens : « qu’est-ce qu’ils nous baragouinent ». Le dimanche et autres jours de Pardon (comprenez pèlerinage), le spectacle est superbe : les bretonnes revêtent leur costume traditionnel, les coiffes à larges coques, amidonnées et d’une éclatante blancheur ainsi que leurs collerettes légèrement remontées sur les épaules, les larges jupes de taffetas aux reflets moirés et les tabliers noirs souvent en velours largement brodés. Les hommes endossent leurs chapeaux ronds à rubans flottants et les gilets courts également richement brodés.
Assez bizarrement je ne me souviens pas d’avoir entendu des binious, pourtant ils sont sûrement là mais, comme je déteste le son de ces instruments, sans doute les ai-je occultés…

Allez, comme l’on dit là-bas « Kenavo merci » !

1 commentaire Répondre

  • Sylvie Répondre

    Cela sent bon la nostalgie et l’exotisme... Quelle atmosphère ! Quel dépaysement !
    Plutôt que de prendre l’avion à l’autre bout du monde, remontons le fil du temps sur 60 ans et allons chez nos voisins bretons.

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