Ce texte fait partie du feuilleton "Ma soeur, cette héroïne", écrit par José T. Lire l’ensemble

Le 6 juin, les Alliés débarquent sur les côtes de France. La paix ne doit plus tarder.
Le 21 juillet 1944, mon père met notre radio à la fenêtre, le son à fond, afin que les prisonniers puissent entendre l’hymne national.
Un mois se passe encore et la prophétie qui annonçait la fin du monde, lorsque des oiseaux noirs envahiraient le ciel en si grand nombre qu’ils feraient de l’ombre au soleil, se réalise sous nos yeux.
Nous sommes le 18 août 1944. Je viens de déposer un message que ma sœur m’a confié et je rentre chez moi par la rue Nanon. Depuis plusieurs heures, les sirènes larmoient péniblement sur les toits de la ville. Habitué que je suis à ces fausses alertes, je ne me mets pas à l’abri. J’aime regarder les gros avions qui traversent le ciel, en direction de l’Allemagne, pour y déverser leurs bombes. Cela me rassure.
C’est ainsi que mon attention est attirée par le comportement bizarre d’une forteresse volante qui, isolée, fait des tours de piste au-dessus de la ville. Elle laisse derrière elle un cercle de fumée blanche qui se déploie dans le ciel immensément bleu. Je me fais la remarque qu’elle me dit "bonjour" à sa manière et je lui crie "Hello" en retour.
Quelques minutes plus tard, une escadrille de plusieurs dizaines de forteresses survole la ville à plus basse altitude dans un vrombissement infernal, mais au lieu de continuer leur chemin vers l’Allemagne comme elles le faisaient d’habitude, elles font demi-tour à deux reprises, puis soudain, lâchent leurs bombes. Je sens la terre trembler sous mes pieds. Pris de panique, je cours droit devant moi, les gueules de chiens enragés lancés à mes trousses. J’espère les semer à la course, mais elles sont plus rapides que moi !. J’entends quelqu’un crier : "Couchez-vous ! Couchez-vous !" et je me jette à plat ventre dans un champ de pommes de terre. J’enfonce mon nez dans les feuilles et ferme les yeux, espérant ainsi me rendre invisible." Si je ne les vois pas, les bombardiers ne pourront me voir". Ils me survolent, comme s’ils me cherchaient, déchirant l’air de leurs rugissements. La terre s’entrouvre autour de moi. L’air se déplace comme s’il était solide. C’est la fin du monde annoncée.
J’entends les forteresses volantes s’éloigner. Bref instant de répit, faux espoir, une seconde vague de "Libérators" revient sur la ville et lâche de nouvelles bombes. Une voix de femme prie à côté de moi. "Sainte Marie, mère de Dieu, protégez-nous !"…Nouveau répit, les semeurs de mort reviennent une troisième fois à la charge. Je n’ose pas relever la tête. Je ne veux pas les voir. J’entends le monde s’effondrer autour de moi. Le silence succède à nouveau au tonnerre. Les monstres tonitruants se sont-t-ils retirés définitivement ? "Ils sont partis" lance une voix d’homme. Je me retourne sur le dos et je scrute l’espace.
Sur le centre ville, un nuage de fumée noire et rouge, incandescent, monte dans le ciel, cache le soleil. Les sirènes se taisent. Le silence est impressionnant. Je me remets sur mes pieds, mes jambes tremblent. Un sanglot m’étouffe. Pleurs de soulagement ou d’humiliation, pleurs d’avoir eu peur, d’une peur animale qui ne me quitte pas. J’ai vu la mort en moi, contre moi, sur moi. Elle a déchiré mon enfance, elle m’a dépouillé de moi-même.
Ce jour-là, j’ai découvert que j’étais vulnérable. La sensation de mon impuissance à échapper à la mort, le fait d’être à sa merci, sous la menace d’aveugles mécaniques inhumaines, me révéla combien la vie était fragile..
*
Je cours vers la maison, toujours pleurant. Ma mère est sur le seuil. Elle me voit, vient à ma rencontre et me prend dans ses bras. Elle pleure aussi. Je n’ai pas changé et pourtant je ne suis plus le même. "Allons, allons, c’est fini. Ils sont partis. Dieu du ciel, tu es sain et sauf !" soupire-t-elle, en me débarbouillant le visage tâché de terre." Papa est en ville et les bombes sont tombées par là. Espérons qu’il ne lui est rien arrivé…Nous restons sur le seuil à guetter le retour de mon père.
Retour de la ville, des gens nous disent qu’il n’y a plus une maison debout, que le centre est complètement rasé, qu’il y a des milliers de morts. Et notre père tarde à rentrer. Le voilà ! Du bout de la rue, il nous fait signe en agitant le bras. Nous courons à sa rencontre. Il est indemne Nous sommes vivants.
– J’étais au milieu de la rue de Fer quand c’est arrivé, explique mon père. Les gens regardaient les avions nous survoler. Je ne sais ce qui m’a poussé à descendre dans un abri. C’est la première fois de toute la guerre que cela m’a pris. On peut dire que ça m’a sauvé la vie. Quand je suis remonté dans la rue, tout était en ruine autour de moi et les gens que j’avais laissés dehors étaient couchés par terre, blessés ou morts. Il ne reste plus rien debout. la Place d’Armes, la rue Bas de la Place, la Place du Théâtre Royal, le théâtre même, la place de la bourse, et la bourse ne sont plus que débris fumants. Beaucoup de morts, beaucoup de morts…
– Notre Dame du rempart est avec nous !conclut ma mère. Nous avons échappé à la mort, une nouvelle fois".
Pourquoi avec nous et pas avec les trois cent vingt-deux autres qui, eux, n’ont pas échappé aux bombes ? Cette question qui m’est venue, ce jour là ; à l’esprit, et à laquelle aucune réponse sensée ne me fut donnée, non seulement me poursuivra toute la vie mais éveillera mon scepticisme et m’aidera à ranger au placard la Vierge du Rempart, et son fils et son père..
"Confrontée à la barbarie, la liberté n’a pas de prix" cette conclusion me suffît.

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