Extraits de : "Yvonne Lambert, Biographie" paru aux Editions des Femmes Prévoyantes Socialistes, avec la collaboration du CENFORSOC – Mémoire ouvrière (Centre de formation sociale et culturelle pour travailleurs à Charleroi)
Je suis née dans un coron ouvrier, le 13 avril 1905, de parents socialistes. La classe ouvrière menait alors une lutte difficile contre l’injustice et la servitude.
Ma mère m’a souvent décrit notre petite maison, plantée au pied d’un terril, dont un chemin de terre permettait l’accès. Avec ses murs blanchis de chaux et ses volets verts, meublée de peu de choses : une table, six chaises, un bonheur-du-jour, une grande armoire plantée dans le mur et un poêle à longue buse noire, elle était modeste mais reflétait la propreté. Le sol était couvert de vieux pavements rouges parsemés de sable blanc. Les petits rideaux raccommodés, toujours bien lavés et amidonnés, laissaient refléter la lumière chaude du soleil. Dans la chambre, le lit éclatait de blancheur à côté d’un berceau reçu en prêt ; la layette faite de dizaines de morceaux de toiles et de molletons récoltés auprès de la famille avait été cousue par les mains rudes de ma mère.
Elle me raconte encore : « Tout semblait reposer. Un peu de bruit : c’est la famille qui papote à côté. Les commentaires vont bon train car nul n’ignore mes accouchements laborieux et deux garçons déjà sont mort-nés. C’est encore un garçon qu’on espère : vivra-t-il ? J’attends dans la souffrance et l’espoir.
Rosine, l’accoucheuse, femme respectable et très intelligente, d’une simplicité remarquable, d’une grande compréhension et d’une bonté excessive, m’aide et me réconforte. Aux cris violents et répétés, mon mari, ton père, entre dans la pièce, désespéré, angoissé. De nouveaux cris… et l’enfant est là : c’est une fille !
Ton père ne parle pas, puis s’approche et me dit : « C’est une fille … Oui, c’est une fille… ». Un silence plane. Rosine, comprenant le désarroi du père qui attendait un garçon, lui pose le bébé dans les bras. Il tremble, il pleure, il te presse sur son cœur, il t’embrasse et te sourit. Il semble déjà vouloir te câliner et « oublier » que tu es une fille.
Précieusement, il te dépose dans le berceau. Il m’embrasse et : « Mâriye, c’est-ène-fiye èt èle vike, il garçon, s’ra pou èn aute côp ! » (Marie, c’est une fille et elle vit ; le garçon sera pour une autre fois ! ). »
Depuis mon enfance, je vis à Roux, au cœur de la cité industrielle, au milieu de ce centre ouvrier toujours en colère contre les patrons et les législateurs ; depuis mon enfance, je vis une ambiance de luttes, de combats et de revendications.
Ma mère, la plus jeune d’une famille de dix enfants, n’est allée à l’école que pour apprendre à lire, compter et écrire. Encore enfant, elle a commencé à travailler dans la cour du charbonnage. Mais tous les jours, elle lisait à voix haute le journal « Le Peuple » à son oncle, fervent militant socialiste qui ne savait ni lire ni écrire. Elle a pu ainsi approfondir ses connaissances et faire son éducation.
Au cours des grèves, des périodes de chômage, des moments difficiles, elle est toujours aux côtés de son mari.
Celui-ci, mon père, ouvrier mineur, fervent militant socialiste, syndicaliste acharné, coopérateur, mutuelliste, défend la cause de ses semblables avec des mots fougueux, populaires mais réalistes. Ce qu’il me raconte avec force, énergie et espoir m’impressionne douloureusement.
En 1919, je termine mes huit années d’études : six en primaire et deux au 4e degré. Les professions auxquelles on destine les jeunes filles à l’époque sont : bonne d’enfants, servante, fille de courses, travail sur la cour des charbonnages, dans les ateliers métallurgistes ou les fabriques de bouchons, apprenties couturière, modiste, repasseuse, corsetière, fille de magasin, sténo-dactylo-comptable, infirmière, secrétaire, institutrice … ou enfin, pharmacienne.
Pour choisir le bon chemin à prendre, il faut examiner à la fois les qualités requises et les possibilités financières, le placement et le manque à gagner. Beaucoup de métiers s’apprennent alors « sur le tas ».
Après bien des palabres, je me dirige vers le métier de secrétaire. Et Maman de me conduire à Charleroi, à l’Institut moderne où se donnent des cours accélérés de sténo-dactylo et comptabilité.
Mes études à peine terminées, je suis engagée à la Centrale des Mineurs (1920), puis transférée (1923) à la Fédération Socialiste, me replonge dans l’ambiance des luttes électorales, tantôt perdantes, des meetings contradictoires, des batailles d’affiches, des congrès du Parti …
J’ai toujours beaucoup remué la petite bibliothèque de mon père : pour la ranger d’abord, pour caresser les livres ensuite, pour les feuilleter, les ouvrir, les lire et essayer de les comprendre. Mon père me commente les discours parlementaires de Jules Destrée. Je participe assidûment aux conférences et aux fêtes de la Maison du Peuple, aux meetings, aux manifestations du 1er Mai, mais aussi à la chorale, au cercle dramatique au cercle de gymnastique...
Ma famille, mon entourage, mon travail à la Fédération Socialiste, ma rencontre avec un jeune garde socialiste qui deviendra mon mari : tout se rejoint dans une même préoccupation, l’avènement du socialisme. Je veux militer. Carnet syndical dans une poche, carnet mutuelliste dans l’autre, pain de la Coopérative sur la table, je lis chaque jour « Le Peuple » et le « Journal de Charleroi ».
Je me suis affiliée au Parti Ouvrier, je suis jeune et je raisonne : il faut être dans le mouvement, être à l’écoute, se perfectionner, lire et suivre des cours, se jeter dans la mêlée … Aussi être près des gens, se rendre sympathique et enthousiaste, entreprenante et courageuse !
Gand, 1893. Les socialistes sont partisans du vote des femmes. Le Parti Ouvrier entend poursuivre « par tous les moyens en son pouvoir la suppression de toutes dispositions légales qui consacreraient l’infériorité civile, politique et économique de la femme " et réclame " le droit de vote pour la femme comme pour l’homme ».
Pourtant, même si elles sont exploitées au travail dans les mêmes conditions et avec les mêmes difficultés que les hommes, même si toutes les organisations du Parti Ouvrier leur sont ouvertes, elles y sont peu nombreuses …
A la maison, elles vivent tous les drames de la misère ; elles soutiennent l’action de leur mari au cours des grèves comme dans les périodes de chômage, elles en supportent les conséquences et font tout ce qu’elles peuvent pour sortir leur famille du marasme. Avec courage et ténacité, elles tentent de chasser la famine en cherchant des petits travaux complémentaires, pour quelques centimes. Elles comprennent le sens de la lutte à mener mais elles sont sans doute moins directement mêlées aux tensions entre patrons et ouvriers.
Elles voudraient que la pauvreté disparaisse, que leurs enfants fréquentent l’école pour y acquérir un bon métier, que tous vivent décemment. Elles voudraient voir la société changer … mais elles ne sont pas préparées à la vie militante et la propagande faite à l’époque ne leur convient pas. Une information, une formation et donc une maturité politique : voilà ce qui leur manque, voilà ce que les organisations ouvrières pourraient leur apporter.
Dans la région de Charleroi, on compte alors par localité quelque quatre ou cinq femmes socialistes, mutuellistes, syndicalistes, coopératrices. Se réunir entre elles n’est pas facile : il faut assurer la garde des enfants, trouver un moyen de déplacement, quémander parfois l’autorisation du mari.
Difficile de les rassembler, de les intéresser et de les sortir de leur milieu ! Mais, en 1923, les Femmes Prévoyantes Socialistes viennent d’être créées. Les objectifs sont : intéresser les femmes à la vie sociale, leur faire comprendre l’importance des problèmes sociaux, économiques et politiques, les faire participer à la défense de la cause socialiste.
Je fais partie des militantes.
Souvent, nous recevons un bon accueil mais parfois, dans la rue, on entend crier :
« Va z-èr ،fé tes tchausses ! Va z’-è fé t’soupe ! » (Va raccommoder tes bas ! Va faire ta soupe !). Paroles méchantes que nous laissons s’envoler et fondre sur l’air du temps …
Notre slogan est : « Convaincre et réussir » et, avant même d’être fédérées, nous osons agir : nous créons des comités, recrutons des membres, réunissons des enfants, assistons à des réunions et journées d’études et surtout, nous nous intéressons au sort des femmes et à leurs revendications.
Au comité de ma commune, je suis présente tous les jours. Je regarde, je découvre, je me documente, j’apprends. Comme dans les autres comités, on travaille sans relâche et entre nous se forme un réseau fraternel et militant.
Pour rassembler les enfants, nous avons créé « L’Heure du Conte » : pour eux, nous préparons des programmes de fêtes et de jeux ; ils font du chant, du dessin, de la peinture, du bricolage, du théâtre…
Nous invitons de temps en temps une militante « de poids » : les citoyennes Spaak, Heyman, Coulon, Burniaux, Blume, Hysmans, Blieck viennent ainsi faire des exposés à la fois simples et brillants. Après, nous donnons la possibilité aux femmes de les approcher pour leur expliquer une situation personnelle, leur demander des conseils ou entreprendre une démarche. Pour la plupart, c’est une rencontre extraordinaire, presque inconcevable. Elles remercient et disent « Come èles sont djintîyes, les oratrices toutes simples, avé yeûs, on pout pârlér. » (Comme elles sont gentilles, les oratrices, toutes simples ; avec elles, on peut parler.)
A chaque représentation, la salle est comble et nous avons l’impression que les femmes n’attendent pas seulement le divertissement mais aussi le savoir et les moyens de participer au mouvement. Nous cherchons sans cesse de nouvelles idées.
Nous choisissons aussi des thèmes variés de conférences et de discussions : l’enfant à l’école, les parents et l’enseignement, l’habitat, les femmes seules, la coopération, le droit de vote, les élections communales… Notre but est de donner aux femmes une information utile, d’expliquer le sens des problèmes d’actualité, de les faire réfléchir afin qu’elles puissent prendre la parole et donner leur avis. Nous « conditionnons » les femmes pour qu’elles développent une éducation sociale et politique.
Les contacts et les discussions rendent les femmes plus conscientes de la place qu’elles peuvent et doivent occuper dans la société. C’est dans le domaine de l’éducation, de la protection de la femme et de l’enfant que nos actions trouvent un développement favorable. Nous participons à la lutte contre la tuberculose, alors sujet d’angoisse pour les familles : nous diffusons les remèdes mis au point par la recherche scientifique pour extirper le mal et éviter la contagion.
A l’époque, la mortalité infantile fait des ravages ; les femmes accouchent chez elles, souvent dans des conditions déplorables. Le ministre Anseele a décrit cette situation douloureuse par cette image : « Lorsqu’on préparait deux berceaux, il fallait préparer un cercueil ».
Nous conseillons vivement aux parents de présenter leurs enfants aux consultations de l’Office National de l’Enfance qui existent dans chaque commune et qui donnent des cours de gymnastique prénatale et de préparation à l’accouchement ; nous participons à la lutte contre l’alcoolisme, réclamons la distribution d’eau potable à proximité des habitations, l’électricité, le gaz, l’éclairage public, l’égouttage, le pavage des chemins, un service de ramassage des immondices, des buanderies communales, des habitations sociales bien conçues … Tout cela paraît aujourd’hui élémentaire : fermons les yeux un instant et imaginons notre société privée de ces conforts …
Ces souvenirs montrent comment les premières militantes ont, sans rien négliger, par de petits et grands moyens, bâti l’assise du mouvement. Par nos actions et nos services, nous avons construit un mouvement qui, des années plus tard, démontrera sa grandeur et cela, dans l’espérance d’une vie meilleure.