Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « Et la lessive - Instantanés sur l’évolution de la femme au 20e siècle »
Devenir indépendante... décider de réagir plus en homme qu’en femme, prendre seule des décisions importantes. Certaines veulent devenir danseuse ou institutrice, moi je rêvais d’avoir un commerce bien à moi. Je me voyais dans une boutique de fringues, seul maître à bord !
Mes parents, toujours prêts à me soutenir, y avaient mis une seule condition : inclure ma sœur dans le projet. J’avais trouvé une boutique magnifiquement située, rue St Paul, en plein centre de Liège, mais ma sœur tergiversait, hésitait, doutait, ne cessait d’ajourner sa réponse et rien ne s’était fait !
Avant mon mariage, au niveau professionnel, seule la couture et tout ce qui en faisait partie m’intéressaient. J’admirais les créations des grands couturiers, j’aimais réaliser des vêtements, c’était un vrai plaisir pour moi de concrétiser ce qui parfois n’était qu’une idée. Mais après mon mariage, Raymond n’apprécia pas de me voir aller et venir d’une boutique à l’autre pour réaliser des étalages et des vêtements. Il voulait que je reste à la maison.
Les années passèrent, j’étais toujours plongée dans mes « clicotes ». Cela ne me pesa pas jusqu’à l’entrée de ma fille à l’école. Toute la journée seule, je ressentais un grand vide. Je m’ennuyais...
Quel déclic m’a révélé la possibilité d’autres routes appelées liberté, exaltation, indépendance ! Je voulais changer, partir, essayer autre chose. Je sentais que j’en avais les possibilités ! Tout allait bien, mais je voulais autre chose, mieux... plus... le meilleur… En tout cas, je voulais essayer !
La vie continuait mais mes rêves commençaient doucement à prendre forme.
Du rêve au projet…
Comme chaque année, le temps des vacances est revenu et, la tête pleine de projets, nous sommes partis à nouveau vers La Escala, en Espagne : les amis du camping, le soleil, la douceur de vivre reprenaient leurs droits... Et c’est là que tout se déclencha.
Sur la plage, des jeunes femmes parlent de problèmes bien féminins : ventre trop lourd, hanches en « culotte de cheval », seins trop petits, trop importants… Bref il n’y en a guère qui sont contentes de leur sort ! Je participe à la conversation… Que faire d’autres, sur la plage, en vacances ? Mais ma curiosité s’éveille quand l’une d’elles parle d’un laboratoire à Perpignan qui conçoit des produits entièrement naturels.
Je lui demande l’adresse et, un peu pour passer le temps, j’écris. Quelques jours plus tard, je reçois la visite d’un couple intéressé par les idées développées dans ma lettre. Ils nous invitent, mon mari et moi, à Perpignan. Après la visite, enthousiaste, exaltée, débordante d’optimisme et de confiance, je décide de les représenter en Belgique où ils sont inconnus.
Raymond pense sans doute plus à un caprice, une fantaisie qu’à un vrai projet. Moi, par contre, j’y crois... Une perspective de travail s’ouvre.
Mais il y a un énorme point noir. La voiture.... Mon mari ne m’accordera pas facilement le privilège de conduire seule. Mais, j’y penserai plus tard...
Les circonstances vont m’amener à sauter l’obstacle.
La Escala… Le défi de la voiture…
Un des derniers soirs de vacances de 1970 … Nous sommes de sortie avec des amis. Ils ont des enfants et tout ce petit monde joue et s’amuse. Au restaurant, les heures passent dans la gaîté générale... mais il faut bien penser à rentrer, les enfants sont fatigués et demandent à dormir. Raymond s’amuse comme un fou. Il a bu un peu plus que de raison et il refuse de regagner la caravane… L’ami qui l’accompagne tient les mêmes propos. Sa femme n’insiste pas, elle prend les clés de la voiture, y installe ses enfants et repart sans lui vers le camping.
Je décide d’en faire autant ! Je demande les clés... Raymond va me suivre... Il connaît ma peur dans le noir. Pourtant, persuadé que je n’oserais pas, il me lance, comme par défi, les clés sur la table. « Vas-y, rentre ! ». Je suis folle de rage, je prends les clés dans une main, ma fille dans l’autre et je sors du restaurant. J’installe la petite, j’enlève mes chaussures et, pieds nus, je démarre... Je ne suis pas habituée à conduire seule, je suis sur le qui-vive, mâchoires serrées, cou tendu, la fatigue dissipée par la peur... Que le chemin est long… Le noir est total, je roule doucement, avec précaution, gros phares allumés. J’ai peur de rater l’entrée du chemin du camping, mais... j’arrive à la caravane sans encombre. Raymond ignore ce qu’il a fait en me défiant !
Le lendemain matin, prétextant une course à faire au magasin du camp, je prends la voiture. Cette fois, j’ai les chaussures adéquates, il fait un grand soleil... Je traverse tout le village allant d’une rue à l’autre, de plus en plus confiante et détendue. Je suis rentrée très contente de moi. Raymond dégrisé, surpris, n’est plus aussi fier.
De retour à la maison, je me sentais plus forte : j’avais trouvé des produits inconnus de tous en Belgique, j’avais conduit seule et je pensais à l’achat d’une voiture.
Raymond me soutenait mais, sans en avoir l’air, il y mettait une condition « cachée » : je pouvais prendre mes rendez-vous d’essai... après l’école, aux heures où il était disponible. Ainsi, en jouant au conducteur, il gardait toujours un œil sur moi. Etait-ce inconscient de sa part mais son attention... son contrôle étaient constants. Au départ, je ne percevais pas cette vigilance, mais c’était très inconfortable de le savoir dehors à m’attendre qui plus est avec ma fille, prise à la sortie des classes. Ma fille subissait des moments d’attente pénible, simplement parce qu’il ne me laissait pas la voiture pendant ses heures de cours. La solution était pourtant simple !
Il ne croyait pas à ma grande aventure ! Un de ses amis, comptable avait accepté de m’aider dans la gestion et je l’ai entendu lui dire qu’il pensait que mon affaire allait s’éteindre d’elle-même. Or, ce n’était pas le cas ! Son ami nous conseillait de prendre un responsable officiel. Qu’à cela ne tienne, je décidai non seulement de demander la visite trimestrielle d’un comptable (TVA oblige) mais aussi de m’acheter une petite voiture.
Mon mari aimait que je m’en remette à lui pour toutes choses, il ne voulait même pas que je valide mon aptitude à piloter la voiture en passant quelques tests confirmant mon permis de conduire, ce qui était pourtant indispensable à la réalisation de mes projets. Aussi, sans rien en dire, je me suis inscrite à une auto-école et j’ai réussi. Peu de temps après, j’ai acheté une voiture d’occasion qui me permit de voyager à ma guise.
Son attitude lorsque je me suis mise au volant.… Ses réflexions peu engageantes, inutile de s’y arrêter ! Il a été jusqu’à me faire croire à une amende impressionnante... Tout cela pour m’effrayer … Ce jour-là, je me suis rendu compte de sa manipulation et il a perdu une partie de la confiance que j’avais en lui. Je décidai de tenter l’aventure seule, sans aucune aide financière de sa part. Il a vraiment tout essayé pour m’empêcher d’être autonome !
J’entre dans l’aventure de la vente.
Voulant éviter les reproches qui ne manqueront pas d’arriver si j’échoue dans mon entreprise, j’investis uniquement mes petites économies. J’achète les produits au Laboratoire et je les revends où je veux et comme je veux. Je suis devenue importatrice ! Au départ, cela n’est pas l’euphorie financière... mais je suis têtue et je réinvestis de suite mes petits bénéfices en marchandises. Comprenant enfin qu’il ne m’arrêtera pas, Raymond, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, m’aide et collabore activement au niveau paperasseries... Grâce à lui, j’aurai toujours de quoi manger car, il faut bien l’avouer, les débuts sont plutôt difficiles. Réalisant que nous sommes plus forts à deux, il décide d’être cette fois totalement à mes côtés. Il y restera toujours et deviendra pour moi une aide plus qu’appréciable. Au fur et à mesure de l’extension de mon affaire, il collaborera et m’assistera de toutes ses forces.
Le tout premier « vrai » rendez-vous, à Namur...
J’aime cette ville et je m’y sens bien. Les Namurois ont une façon d’être et une forme de simplicité naturelle qui me mettent en confiance. C’est pleine d’optimisme et d’assurance que je me rends seule à cette première entrevue officielle.
L’Institut est petit, il me fait penser à une boîte à bonbons minuscule et surchauffée. La tablette qui sert de comptoir est exiguë. A la place d’honneur, un gros bouquet dans un vase magnifique, il prend pratiquement toute la place. Des yeux, je cherche un endroit pour déposer ma mallette. Je l’installe précautionneusement sur le guéridon et me décide à énoncer le discours maintes fois répété… Je veux trop en dire, trop montrer et c’est la catastrophe ! Tout bascule, mallette, produits, le beau vase… Il se retrouve en mille morceaux et les jolies fleurs sont éparpillées dans ses débris ! Rouge de honte, transpirante de gêne, j’essaie maladroitement de réparer les dégâts.
La gentillesse et la compréhension de cette cliente m’ont vraiment aidée à persévérer. Malgré tout… J’avais vendu ! Mon mari ne put s’empêcher d’être négatif… Le bénéfice réalisé ne couvrait même pas mes frais d’essence !
Des cours d’esthétique.
Très vite, cependant, je réalise mon ignorance. Des clientes expérimentées me posent des questions auxquelles je suis incapable de répondre. Je refuse de dire des choses inexactes mais aussi de me déclarer battue techniquement. Par goût du défi et sans trop réfléchir, je décide de reprendre des cours d’esthétique. Tout est nouveau pour moi, je croyais savoir et je m’aperçois que je ne sais rien ou presque !
J’ai plus de quarante ans et je suis entourée de jeunes filles qui pourraient être mes filles. Elles sont charmantes, pleines de gentillesse à mon égard, l’ambiance est très gaie et je suis là sans aucun souci de compétition, je veux apprendre ... c’est tout ! Je suis ces cours une année durant, sans jamais faillir, et sans m’arrêter de travailler.
Le travail… Plus j’avance, plus je l’aime… Forte de l’enseignement acquis, je sais que je ne raconte pas n’importe quoi. A la maison, le téléphone sonne sans arrêt, c’est la publicité du bouche-à-oreille qui fonctionne et les rendez-vous se succèdent… Je prends de plus en plus d’aisance et d’aplomb ! Dans toute la Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg, j’apprends à me repérer seule dans des villes dont je ne connaissais que le nom.
Faire la route n’a rien d’une promenade. Il y a la fatigue, les itinéraires à programmer, la solitude des voyages. La contrepartie… Les contacts, la discussion avec les responsables des Instituts et surtout décider seule de mon emploi du temps. Toute ma vie est transformée.
Trois jours au Centre Rogier à Bruxelles. Ma belle aventure prend réellement son essor !
Mon premier Salon professionnel… Je loue très cher une petite surface et je la décore avec une jeune esthéticienne, une de mes premières clientes. Je ne connais personne et j’affiche une assurance que je suis à mille lieues de ressentir. Des exposants se présentent, d’autres se contentent de passer, de regarder, de commenter, d’ironiser… Nous rentrons chaque soir et le lendemain matin, de bonne heure, nous repartons joyeuses et remplies d’optimisme. Moments de bavardages et de rires, je me sens jeune et libre ! Dans la voiture, nous chantons à tue tête. Les cassettes de Julio Iglesias s’usent tant nous les écoutons !
Tout s’est développé, toujours plus, toujours mieux… Mon seul regret… Ne plus voir ma fille autant que je le voulais. Un jour, je l’ai trouvée en larmes, à l’arrêt de l’autobus scolaire parce que j’étais en retard. Je lui ai demandé si elle voulait que j’arrête, que je devienne semblable à la maman de sa meilleure amie qui n’avait que sa cuisine comme ambition mais qui était toujours à l’heure… Elle m’a répondu qu’elle me préférait telle que j’étais et dès lors, j’ai poursuivi mon chemin !
Un bilan ?
De salons professionnels en stages, de séminaires en journées d’informations dans les écoles, je n’ai pas chômé. Il y a eu de la fatigue, des avatars, de la surcharge de travail parce que tout reposait sur mes épaules. Il n’est pas toujours agréable d’être ce que l’on appelle une femme d’affaires. Le contact constant ou presque avec des hommes qui ne me ménageaient pas, m’a obligée à me montrer de plus en plus dure, de plus en plus exigeante avec moi-même et avec les autres. Si je ne voulais pas être piétinée, je devais, moi aussi, jouer des coudes.
Quelques années plus tard j’ai été citée dans Le Journal de l’Esthétique, rubrique « Belle réussite ». Celle-ci a dépassé mes rêves… Nous avons chacun notre voiture, des vêtements à la mode, des vacances au top, mais surtout j’ai pu m’acheter une maison… Avec si peu de moyens au départ... J’étais peut-être au bon endroit, au bon moment et j’ai osé prendre certaines décisions quand il le fallait !
C’est bien fini maintenant, le bilan est un succès et je suis heureuse d’avoir vécu ces années où j’ai pu prouver à mon mari que finalement mes idées n’étaient pas si folles que ça !