Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « Et la lessive - Instantanés sur l’évolution de la femme au 20e siècle »
Midi ! Dans la coquette cuisine de ma tante Irma, nous sommes attablés devant un repas appétissant. En ce jour ensoleillé du printemps 1941, Manet est venue rendre visite à sa fille Irma et à ses trois petits-enfants, mes cousins José, Jean et Marie-Louise. Manet est confortablement installée aux côtés de la benjamine âgée de 3 ans, Marie-Louise, qui éprouve quelques difficultés à couper ses pommes de terre nature.
– Veux-tu que je les transforme en un joli gâteau ? lui propose Manet.
– Oh ! Oui ! sourit la petite.
Alors, en un tour de main expert, l’aïeule écrase à la fourchette les pommes de terre garnies de sauce et les transforme ainsi en purée. Elle fignole son œuvre, lui donne une forme ronde et plate. A la surface, elle dessine quelques traits entrecroisés et le tour est joué. Marie-Louise reste bouche bée d’admiration devant son assiette et, ravie, se délecte de ce joli gâteau. Elle s’amuse aussi énormément avec les petits pois qu’elle fait rouler en disant : "Ce sont des baballes".
– Veux-tu, toi aussi, un petit gâteau ? me demande Manet.
– Oh ! Non… moi je suis grande, j’ai huit ans !
Je refuse l’offre de Manet surtout parce qu’elle avait déjà porté plusieurs fois sa fourchette à la bouche, ce qui répugne la fille sensible que je suis, tandis que ma toute petite cousine n’a pas encore cette délicatesse. Souvenir doux et rayonnant de mon enfance ! Souvent, au cours de ma vie, me reviendra en mémoire ce joli tableau : Manet, grand-mère attentionnée, se préoccupant du bien-être de sa mignonne descendante.
Tout habillée de noir, comme c’était la mode en ce temps-là pour les dames d’un certain âge, Manet portait aussi de gros bas tricotés à la main. De taille moyenne mais large d’épaules, elle avait une silhouette imposante. Cette forte femme avait une grande particularité, elle était mère de 24 enfants.
Prénommée Marie et fille d’honnêtes marchands ambulants de poissons, elle épousa un certain Adolphe, sans profession bien définie. Adolphe et Marie continuèrent le commerce ambulant de poissons. Jeune femme, elle avait vécu dans sa ville natale de Flandre, poussant devant elle, à la force des bras, une lourde charrette chargée de poissons et crevettes. Dans toutes les rues, par tous les temps, de sa voix forte, elle appelait les clients.
Adolphe était un mari joyeux mais plutôt paresseux. Il aidait Marie dans son commerce, mais hélas, pour étancher sa soif et prendre quelque repos, il s’arrêtait souvent dans les nombreux cafés qui sillonnaient leur route. Il s’y attardait tandis que son épouse continuait courageusement la vente.
Marie était continuellement enceinte. Elle ne s’en plaignait pas, trouvait cet état normal à une époque où chaque famille comptait au moins 8 à 10 enfants. En début ou en fin de grossesse, rien ne changeait pour Marie ; chaque jour, elle poussait sa charrette et vendait son poisson. Elle n’a jamais accouché en maternité. En ce temps-là, seules les femmes très pauvres et les filles abandonnées se rendaient à l’hôpital. Les enfants de bonne famille naissaient à la maison.
Marie était pourtant un cas tout à fait spécial. Comme elle circulait toujours dans la rue pour son commerce, les contractions la prenaient en plein air et elle n’avait jamais le temps de rentrer chez elle. Après voir rangé sa charrette sur le bord du chemin, elle frappait à la porte la plus proche et demandait à la personne venue lui ouvrir :
– Excusez-moi, puis-je accoucher dans un coin de votre maison ? Je ne sais plus me retenir.
On l’aidait autant que possible et l’heureux événement avait lieu le plus souvent dans le corridor. Dès la naissance, le bébé était placé à la campagne. La nourrice coûtait peu d’argent mais par contre, accueillait un grand nombre d’enfants. Elle s’en occupait de son mieux. Marie, que ses enfants surnommèrent Manet, avait toujours quatre ou cinq enfants en pension à la campagne. A l’âge de 5 ans, chaque enfant revenait à la maison et commençait sa scolarité.
Vint l’heureux jour où Manet et Adolphe eurent réuni assez d’économies pour prendre en location un double commerce. A présent, sur une jolie place de leur ville de Roulers juste en face de la statue du poète Rodenbach, Manet installa une poissonnerie. Son époux en bon voisin ouvrit un estaminet. Autrement dit, Marie vendait son poisson et Adolphe buvait pas mal de bière avec les consommateurs, jouait aux cartes et surtout se vantait à tous de posséder deux livrets de mariage. En effet, sur un livret de mariage étaient prévues douze lignes pour inscrire au maximum douze enfants. Ce nombre étant dépassé depuis longtemps, l’hôtel de ville fut bien obligé d’attribuer à ce couple prolifique un deuxième livret où la liste des rejetons s’allongeait allègrement.
Puis un jour, un drame endeuilla cette famille nombreuse. Manet perdit accidentellement un de ses enfants. Un petit garçon âgé de 4 ans se noya dans une mare. Sa nourrice, désespérée, voulut rendre à Manet les quatre frères et sœurs qui étaient encore sous sa garde. Mais la mère insista :
– C’est un grand malheur pour nous tous mais si je reprends mes quatre enfants, il me sera impossible de continuer le commerce nécessaire à nourrir ma grande famille. Je te supplie de les garder.
Au 17ème accouchement, Manet donna naissance à ma tante Irma ; c’était en 1907. Puis vint la guerre 14 -18. Irma, petite fille de 7 ans, vit partir au combat cinq frères-soldats dont deux nés la même année, l’un en janvier et l’autre en décembre. Un seul des cinq, le plus jeune, fut tué, le dernier jour de la guerre.
Plus tard, elle me raconta certains de ses souvenirs d’enfance dont celui-ci :
– Le jour de la lessive, en rentrant de l’école, je ne trouvais pas ma maman. Elle disparaissait derrière des montagnes de linge sale !
Et cet autre souvenir jamais oublié : voici Irma rentrant de l’école. Intelligente, elle était la première de sa classe. Elle portait un gros livre cartonné qu’elle avait reçu en récompense de son premier prix. Toute fière, elle voulut montrer son trésor à sa mère.
– Cela tombe bien, s’écria Manet, j’avais justement besoin d’un sous-plat supplémentaire.
Et sans un regard pour le beau livre, elle le plaqua sur la table et y déposa immédiatement l’énorme chaudron de soupe, noir de fumée, le dîner de toute la famille. Le premier prix obtenu par Irma n’avait d’importance que pour son utilité ménagère. Pouvait-on en tenir rigueur à cette mère débordée de travail ? Tante Irma, elle, n’oubliera jamais sa déception.
Ils avaient tous les deux 17 ans ! Irma épousa Elias, le frère unique de maman. Tante Irma et oncle Elie ainsi que leurs trois enfants étaient les seuls parents qui m’entouraient à Liège au cours de mon enfance et de ma jeunesse. Les membres de ma nombreuse famille paternelle vivaient en Flandre, je ne les voyais qu’en de rares occasions.
De tous les frères et sœurs d’Irma, je n’ai connu que Julienne qui épousa un Liégeois, Alfred Fauconnier, et s’installa à Liège. Elle était la réplique de sa mère, Manet. Elle incita son époux à ouvrir une poissonnerie. Ce fut un succès ; une deuxième poissonnerie ouvrit ses portes à Liège, puis une troisième à Ostende. Peut-être avez-vous connu les poissonneries Fauconnier ?
Quand Julienne comprit qu’elle était en train de suivre le chemin de sa mère, elle choisit d’aller habiter dans le voisinage de la maternité de Rocourt où elle donna naissance à douze enfants. Après la naissance de ce petit qu’elle espéra "dernier", elle osa poser la question, en ce temps-là, honteuse :
– Docteur, j’en ai douze, expliquez-moi, s’il vous plaît, ce que je dois faire pour ne plus avoir d’enfants ?
Et le docteur lui répondit en souriant :
– Faites comme saint Joseph et la sainte Vierge !
Des années plus tard, Julienne racontera encore cette anecdote en riant aux larmes, car c’est tout ce qu’elle reçut comme renseignement de la part de son gynécologue.
Julienne adorait ses enfants, écoutez-la parler :
– C’était un moment inoubliable, chaque soir à l’heure du coucher. Je les envoyais au lit, chacun avec un biberon de lait chaud. Car certains grands, jaloux de plus petits, réclamaient eux-aussi un biberon. Je les voyais monter les escaliers à la queue leu leu. Le premier arrivé sur le palier se retournait et criait :"Bonsoir maman !". Alors tous les autres se retournaient et criaient à leur tour : « Bonsoir maman !". Ils étaient si beaux, les garçons en pyjama, les filles en chemise de nuit, serrant leur biberon sur leur poitrine. J’étais fière car il y avait un enfant sur chaque marche.
Et Manet, la grand-mère, vécut une heureuse vieillesse en allant visiter ses nombreux enfants et petits-enfants. Jamais aucun membre de la famille ne parvint à en calculer le nombre exact.

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