1. Le magicien du potager.
Sur un vélo rouge, tout en bois, à trois roues, j’ai la permission de Gustave le jardinier de pédaler dans la cour de l’école technique de Bomel qui fait face à notre maison. Il en est le gardien. Lorsque l’école libère les élèves et ferme sa porte, Gustave l’entrouvre pour me laisser entrer dans son domaine.
Quand j’en ai assez de pédaler tout seul, dans ce grand espace vide et désert, je rejoins mon ami dans son potager.
En sarrau gris taupe poisseux de sueur et de terre, sous sa casquette délavée par la pluie et le soleil, il règne sur un territoire clôturé d’espaliers où poussent, à profusion, tous les légumes et les fruits de la culture maraîchère. Tomates, choux, persil, poireaux, cerfeuil, pommes de terre, carottes, rhubarbes, groseilles, framboises, poires, pommes, s’épanouissent entre ses mains.
Il m’est difficile d’admettre que la terre puisse receler d’elle-même de tels fruits et c’est à Gustave que j’attribue toute la part de ce miracle,
Il détient, sans aucun doute, certains pouvoirs surnaturels. Il a partie liée, je le pense, avec les nains de jardin et les fées du printemps.
Je lie à l’effet, le merveilleux des causes. Le chant du coq n’est-il pas l’ordonnateur de l’aurore, invitant le soleil à se lever ? Ainsi, Gustave invite-t-il les légumes à sortir de terre, grâce à des faits et gestes saugrenus que peu à peu j’apprends à deviner. Il est, qui pourrait en douter, le magicien du potager. Et lorsqu’il fait sortir, de la terre noire de ses plates-bandes, ces boules rouges et rieuses que l’on appelle radis, il s’apparente à Dieu lui-même.
2. Les faveurs de la terre.
Jour après jour, je l’observe, bien décidé à découvrir comment il s’y prend pour se gagner les faveurs des esprits du potager
Je remarque, par exemple, qu’avant d’empoigner sa bêche pour retourner la terre, il crache dans ses mains et se les frotte vigoureusement l’une dans l’autre et, qu’après avoir terminé une plate-bande, il lance un énorme crachat vers le sol et le touille sous son talon. De temps à autre, il se redresse sur sa bêche, en couvre la poignée de son coude et salue l’horizon, de sa casquette, puis il se barbouille le petit doigt de salive et, le front plissé, le plante dans l’air au-dessus de son épaule. Et, les oreilles tendues, il semble alors écouter ce que son doigt.lui dit.
Parfois, il prend une poignée de terre, la renifle, la travaille dans sa main fermée, la soupèse et la laisse lentement couler entre ses doigts. Enfin, dans le "trou du diable" comme il l’appelle, dissimulé au fond du jardin, derrière une haie de framboisiers, il jette les déchets de légumes, mélangeant les feuilles mortes à du crottin de cheval, les mauvaises herbes à de la fiente de pigeon.et disperse, sur ses plates- bandes, ce fumier malodorant.
Je manifeste mon dégoût, en me bouchant le nez
C’est le lait de la terre, prétend-t-il.
La terre, à vrai dire, est l’objet de tous ses soins. Il la soigne comme on soigne un enfant. Il la caresse, la peigne, l’écoute respirer, l’habille, lui donne à boire et à manger, lui parle à voix très douce et l’ensemence.
Il est aussi un rituel qu’il pratique quotidiennement et qui est probablement l’hommage obligé qu’il lui rend. Chaque Jour, à la même heure de l’après-midi, il interrompt son travail et se dirige vers un seau retourné au centre du jardin. Ayant pris place sur ce trône de fortune, il s’éponge le front de son mouchoir à carreaux rouges, se baisse pour ramener sous son nez, entre pouce et index, un escargot baveux qu’il a mis là à reposer dans la rosée du matin. D’un coup de canif bien ajusté, il en décolle la limace et, le visage empreint d’une grande noblesse, la gobe goulûment. Il aspire encore la mousse qui s’écoule de la coquille évidée et, d’un revers de la main, s’essuie furtivement la bouche.
3. Qui se ressemble, s’assemble.
Gustave ressemble comme deux gouttes d’eau à son potager : il a le regard familier de ses légumes. Il ne parle pas, il marmonne comme les rhubarbes ou chuchote comme les groseilliers que visitent les abeilles, à moins qu’il ne se réfugie dans d’interminables silences comme les poiriers accrochés aux espaliers qui clôturent son potager.
Sa peau est rêche et basanée comme les sillons qu’il creuse dans la terre ; son corps noueux et dur comme le tronc du vieux prunier, et sa démarche, lourde et lente, comme une plate-bande de pommes de terre. Voyez ses cheveux gris et mal peignés et vous verrez la barbe d’un gros poireau fraîchement déterré.
Toute sa personne, de la tête aux pieds, dégage la mauvaise haleine du fumier, en même temps que le riche arôme d’une soupe julienne, le fumet tiède de la terre retournée et les senteurs, à la fois accueillantes et farouches, douces et épicées, de la nature en germination.
Gustave n’est pas très communicatif mais nous avons mis au point une façon de nous exprimer, si bien que nous nous comprenons, sans avoir à converser.
Humble néophyte, déjà trop heureux qu’il m’accepte à ses côtés, je lui voue une admiration, un respect sans borne et je le lui démontre.
Pour sa part, il n’ignore pas l’intérêt que je porte à ce qu’il fait et, petit à petit, m’initie à ses pratiques et partage avec moi ses secrets.
Il est une chose que je désire entre toutes : faire sortir de terre une boule rouge, au cul blanc décoré d’une barbichette, un radis. Il le sait...
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José T.