Ce texte fait partie du feuilleton "Mes premiers amours", écrit par Adrien Lire l’ensemble

Lundi matin, heure de la récréation.

Le cœur battant, je me rends devant la grande fenêtre de l’école maternelle d’où je devrais apercevoir Gaby dans sa cour de récréation. Elle est au rendez-vous de l’autre côté du local et regarde dans ma direction. Nos yeux se rencontrent, nos sourires se croisent. A force de penser à elle depuis hier, son visage s’était un peu brouillé dans ma mémoire. Mais tout s’est remis en place, ses yeux verts qui sourient en même temps que ses fines lèvres et ses cheveux roux qu’un vent léger essaye en vain de démêler.
Je rejoins vite les copains. Il vaut mieux ne pas attirer l’attention des instituteurs à la morale amidonnée comme un col de notaire et plus raide qu’un membre amputé de grognard pendant la campagne de Russie.
Pour se rendre à l’école et pour retourner chez eux, Henri et les deux jumelles prennent le même train. Mon copain sera donc un entremetteur rêvé, rôle qu’il propose d’ailleurs spontanément.
Il glisse dans ma poche un petit mot que ma dulcinée lui a confié ce matin. Je me précipite aux toilettes à l’allure d’un train de problème d’arithmétique et me plonge dans la lecture du billet rose.
La charge romantique qui se diffuse à ce moment dans le petit lieu d’aisances est plus importante pour moi que celles qui émanent du Pont des Soupirs, du Taj Mahal et des chutes du Niagara réunis.
Je répondrai à la charmante missive en début de soirée, pendant la rédaction de mes devoirs.
Le rendez-vous furtif et discret se renouvelle lors de l’interruption des cours de l’après-midi, et le lendemain et les journées suivantes.
Tous les jours, après l’école, j’accompagne mes amis à la station de chemin de fer. Mon amitié notoire avec Henri renforce l’alibi de ces parcours.
Aujourd’hui, environ deux semaines après ma rencontre avec Gaby, le maître d’école fait part à l’assemblée qu’un des écoliers de la classe va nous quitter. Son père, agent colonial, doit reprendre son service au Congo. Sa femme et son fils l’accompagneront bien évidemment.
Or, cet élève avait la charge, pendant les récréations, d’arroser les plantes de toutes les classes de l’école des garçons. Il lui faut donc trouver un remplaçant de toute urgence. La demande d’un volontaire est suivie d’un long silence. Pendant que mes compagnons de classe échafaudent des excuses pour échapper à cette corvée je réalise l’opportunité qu’elle présente. La façade arrière du bâtiment contiguë avec la cour des filles offre au premier étage une vue plongeante qui devrait me permettre d’observer ma petite amie en toute quiétude entre l’humidification de deux végétaux. Et cela d’autant plus aisément que les plantes à soigner sont disposées tout près d’ immenses fenêtres ouvrant une large perspective sur la cour. Je lève le doigt en signe d’assentiment. Cette acceptation unique et spontanée soulage manifestement le professeur. De quelques chuchotements désapprobateurs se dégagent les mots de lèche-cul et de frotte-manches. Tant pis, je garde le bras levé et reçois sur le champ l’investiture peu enviée d’arroseur de verdure attitré.
L’arrosage des plantes disposées vers la cour des garçons s’effectue à une allure de sportif olympique. Il me sera reproché plus tard d’avoir été plus attentionné pour les plantes déposées près de l’autre façade.
Et deux fois par jour, aux récréations, m’est donné le grand bonheur d’observer ma mie à ma guise.
Gaby se déplace de façon à rester constamment dans mon champ de vue.
De nombreux sourires naissent et s’échangent avec un constant ravissement.

Certains samedis, les jumelles sont autorisées à rester en ville chez une amie commune. D’ingénieux prétextes leur permettent de quitter la maison de leurs hôtes. Gaby en profite pour me rejoindre à une des sorties de la ville, dans un petit bois de taillis qui ont proliféré entre les bâtiments incendiés d’une sucrerie. Derrière les ruines, les champs s’étendent à perte de vue. Cet endroit isolé appelé les Wempkes fourmille de petits lieux protégés du regard de possibles intrus. Il nous arrive d’y croiser d’autres couples d’adolescents dont les sentiments et les préoccupations doivent ressembler aux nôtres. Une salutation rapide, un croisement de sourires complices et chaque couple a disparu de la vue de l’autre.
Par temps de pluie un carneau de cheminée construit en tunnel, partiellement détruit, nous offre son refuge.
Et puis il faut se séparer et attendre lundi prochain pour se sourire à nouveau, pour retrouver la présence aimée, pour lire en cachette les mots doux qu’Henri distribuera.

Mais toutes ces rencontres ne suffisent pas à l’élan de nos cœurs et je conçoit un scénario hardi dont la mise à exécution devra me permettre de rejoindre ma petite copine tous les matins. Je simule auprès de ma mère un miraculeux et subit penchant mystique qui me pousse à communier avec Dieu tous les jours dès potron-minet en l’église paroissiale. La réaction ne se fait pas attendre.

 Mais tu es cinglé ! Tous les jours à la messe de sept heures trente !? Mais tu as cours à neuf heures moins le quart. Et quand vas-tu manger ?

 J’emporterai une tartine. J’aurai le temps de la manger avant de rentrer en classe.

 Tu ne vas quand même pas devenir curé ou capucin ou Dieu sait quoi encore.

 Si tous ceux qui vont à la messe du matin devaient entrer dans les ordres …

 Bon. Mais il est hors de question d’aller te geler dans l’église pendant l’hiver.

 Nous ne sommes qu’au début du mois de novembre, maman. Attendons pour voir.

 Soit. Et tu commences quand ?

 Après-demain.
C’est gagné ! Demain il faudra que je fasse part à Henri des détails de mon plan. Je me rendrai tous les matins à la gare à sept heures cinquante moment d’arrivée du train. La suite des activités sera improvisée chaque jour en fonction des circonstances : beau ou mauvais temps, retard du train, envies de chaque membre du groupe et possibilité de conciliation de ces envies.
Et pendant près d’un mois je regagne chaque matin la station par des chemins détournés, le cœur palpitant, fier de mon stratagème mais aussi légèrement inquiet. Il suffirait d’une rencontre malencontreuse pour que mon plan s’écroule comme un vulgaire château de cartes.
Il existe près de la station un chemin discret bordé de haies et qui forme la limite entre la ville et les champs. Il porte le nom de cachke de Saint Gérard. C’est le lieu de rencontre des amoureux, principalement à la tombée de la nuit. Les reliques de Saint Gérard doivent se retourner plusieurs fois par jour dans leur châsse avec des claquements d’osselets bousculés.
Je m’y rends souvent avec Gaby et y passons des moments délicieux.
Pendant ce temps, Henri et Georgette patientent dans la salle d’attente de la gare comme ils faisaient précédemment jusqu’à l’heure d’ouverture des grilles de l’école.
Parfois nous nous promenons au parc communal pratiquement désert en ces heures matinales. Les deux autres complices nous devancent ou nous suivent lors de ces ballades. Gaby et moi nous nous abritons de leur regard derrière des gros marronniers dont celui qui m’offrit protection, un jour, au cours d’un combat aux marrons entre deux bandes ennemies de gamins batailleurs.
Et chaque jour, avant d’entrer en classe, je mange la tartine préparée par ma mère.

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3 commentaires Répondre

  • jeannine K Répondre

    ces bâtiments séparés, filles et garçons ont provoqué bien des

    échanges de petits billets. votre texte si clair, si vivant m’a

    remis en mémoire des instants d’émois et d’audaces

    de pré-adolescente !

    merci pour ces textes si bien écrits !

    a suivre...?

  • Romy Répondre

    Quel plaisir de retrouver dans ce texte, non seulement des instants de notre jeunesse, mais de savoir que ces moments, ces regards complices, ces rencontres furtives, que je n’ai jamais envie de terminer, ont existé mais sont encore de nos jours. Mais lorsqu’on aime n’a-t-on pas toujours l’impression d’être un cas "unique" et de se dire des mots doux qui reprennent toujours "ce n’est pas possible que d’autres ressentent la même chose que nous" mais oui ! Merci de nous le rappeler, ce sont des instants avec ces trucs et astuces, auxquelles nous ne penserions jamais s’il n’y avait cet "AMOUR" ! Comme c’est beau !

  • Jacqueline B. Répondre

    Que c’est mignon ce récit plein de fraicheur ! Merci d’avoir partagé, avec sincérité et une plume extrêmement vivante, les précieux souvenirs de vos premières amours. Bien amicalement. Jacqueline.

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