Ce texte fait partie du feuilleton "Mes premiers amours", écrit par Adrien Lire l’ensemble
Fin novembre, un début de soirée comme tant d’autres. Je suis attablé devant mes devoirs, mon père lit son journal dans le fauteuil près du feu, le chat dort douillettement blotti dans son bac posé derrière le poêle de Louvain. Au magasin, le chaland se livre à des emplettes.
La tête de ma mère apparaît par l’entrebâillement de la porte. Elle me regarde comme si j’étais différent du fils qu’elle aperçoit tous les jours.
Elle s’adresse à mon père.
« Jacques, tu peux venir un instant au magasin ? »
Je continue mes devoirs mais ou bout d’un quart d’heure, l’absence prolongée de mon père commence à m’intriguer. A pas feutrés je me glisse dans le local de réserve contigu à l’échoppe.
Une conversation à voix étouffées entre trois personnes se déroule dans la boutique. Je ne perçois pas le sujet du colloque mais reconnais la voix assourdie de la troisième personne. Elle appartient au directeur de mon école. Je regagne la salle à manger et me replonge dans mes devoirs.
La sonnerie automatique de la porte signale le départ du dirigeant scolaire et mes parents réapparaissent. Mon père a l’air abattu, ma mère a troqué le sourire dont elle se départit rarement contre une mine que je ne lui connaissait pas, celle d’un garde-chiourme de Cayenne contrarié par l’évasion d’un prisonnier.
C’est mon père qui s’exprime en premier lieu.
Ainsi donc, tu vas à la messe tous les matins.
Je m’effondre sur ma chaise. La catastrophe appréhendée a surgi et j’en pressens déjà les lourdes conséquences.
Ben oui, pourquoi ?
Une main dont je n’imaginais ni l’énorme envergure ni la force de frappe s’abat violemment sur ma joue.
Des larmes jaillissent de mes yeux, je ne puis empêcher des pleurs.
Menteur ! Que faisais-tu tous les matins au lieu d’assister à la messe comme tu l’avais annoncé ?
Que répondre ? Il vaut mieux continuer à pleurer pour gagner du temps.
. Je vais te le dire moi : tu courais les filles !
Je garde le silence.
Les verbes conjugués à l’imparfait me donnent la chair de poule.
Ma mère intervient.
Il ne courait qu’une fille à ce que je sache.
Il y a un début à tout même aux mauvaises choses. Ce n’est pas croyable ! A son âge !
Je parviens à débiter une phrase entrecoupée de nombreux hoquets et d’aspirations bruyantes de morve.
Je me promenais avec Henri et ses cousines et rien de plus. Personne ne peut prétendre le contraire.
La paluche paternelle se relève mais une main diligente de ma mère arrête le geste rageur.
Mon père :
Tu ne vas tout de même pas me donner tort !
Non, mais ce n’est pas une raison pour le battre comme plâtre.
Bon, ce sera sa parole contre celle de Mademoiselle André car elle assiste à la messe tous les matins, elle.
Mademoiselle André ! Mon ancienne institutrice de première année. Elle est à la bigoterie ce que le paratonnerre est à la foudre. Lors d’ une vie antérieure elle doit avoir été grenouille dans un bénitier. Il est notoire que sa haine des hommes n’a d’égale que la longueur de ses jupes.
Mon père se racle la gorge et poursuit.
Elle t’ a aperçu dans le parc, la main dans la main avec une fille de ton école.
Le glissement de terrain du départ se transforme en avalanche. Je perds pied mais relève la tête et dans une réaction colérique :
Mais tout le monde sait qu’elle est bigleuse !
Là je devrais marquer un point car ce n’est un mystère pour personne, mademoiselle André est incapable de faire la distinction entre une taque d’égout et un tas de crottin de cheval pas plus qu’entre un camion-citerne gris foncé et un hippopotame obèse. Mais ma victoire sera de courte durée.
D’autres personnes qui n’ont pas voulu se faire connaître vous ont vu pénétrer dans le cachke de Saint Gérard.
Mon père me fixe avec des grands yeux attendant une réaction. Comme elle ne vient pas il continue, scandalisé.
Le cachke de Saint Gérard ! Tu te rends compte ! L’endroit le plus mal famé de la ville, celui où se rencontrent des couples adultères, des obsédés de toute sorte. Vraiment, je suis fier de toi ! Qu’est-ce que les gens vont dire !?
Ma mère prend le relais.
Ton directeur d’école est furieux. Il estime que la réputation de son établissement est en jeu.
Il commencera par te coller un zéro en conduite. S’il apprend que tu essayes de revoir cette gamine, tu seras renvoyé illico. La directrice de l’école des filles va se mettre en rapport avec les parents de ta donzelle. Et toi tu ne sortiras plus pendant deux semaines. Et n’attends pas la moindre clémence de notre part.
Je dois ressentir une détresse aussi profonde que celle de l’accusé auquel le juge lit l’acte de condamnation à mort et qui sait déjà que toute grâce lui sera refusée.
Il s’agit de prévenir immédiatement mes compagnons du désastre afin qu’ils puissent essayer de se forger une défense. Ni leurs parents ni les miens ne sont raccordés au téléphone. Et quand bien même ils le seraient il me serait refusé de l’utiliser.
Il est des moments où le fatalisme reste le seul rempart contre la dépression. Je vis pleinement l’un de ces pénibles moments. Mais si j’accepte la fatalité je ne me résigne pas pour autant.
Une grande tristesse mêlée à une totale incompréhension me hante. Qu’ai-je donc fait qui mérite une si brutale réaction. Je pressens que je ne suis pas au bout de mes peines et m’inquiète pour Gaby, pour notre avenir. Comment allons-nous sortir de cette impasse ?
Dès le souper terminé, je suis envoyé au lit. Mon chat qui partage ma couche sera le seul témoin de mon chagrin. Il ne saura jamais à quel point sa présence et ses ronronnements m’auront apaisé en cette sombre nuit d’insomnie
Mon premier but, le lendemain en arrivant à l’école est de prévenir Henri de la situation. Il en fera part à Gaby et à Georgette quand il les reverra tout à l’heure. Il a l’air inquiet.
Arrivés en classe, le professeur, avant même la prière du matin ordonne à Henri de quitter la place qu’il occupait à côté de moi sur le banc pour aller s’installer à l’autre bout du local. Après la prière il fait part aux élèves que je quitte mon office d’arroseur de plantes et procède laborieusement à mon remplacement. Il me punit d’une semaine de retenue sans faire part du motif, précisant toutefois que je ne dois certainement pas l’ignorer. Pendant les récréations de ce jour, je devrai marcher, les bras croisés en suivant les côtés d’un carré dessiné par des dalles rouges insérées dans le pavement gris de la cour. « C’est pour te tenir en forme pour tes prochaines coureries » persifle l’enseignant avec un sourire entendu. Tous les regards se posent sur moi, interrogateurs. Je réprime difficilement une envie de pleurer. Pourquoi tant d’inimitié ? Pourquoi tant d’acharnement ? Je fais la connaissance d’un sentiment curieux que je perçois redoutable : la haine.
Pour la première fois je souhaite une mort affreuse à une série de personnes.
Lors de la récré, Henri racontera à qui voudra l’entendre la raison de toutes les rétorsions dont je fais l’objet. J’y gagnerai la sympathie de tous les élèves, sympathie qui se marquera immédiatement et intensément. Cette marque d’estime ne déposera cependant qu’un léger baume sur ma grande détresse. Gaby me manque cruellement. Son image, son sourire, ses yeux rieurs, son insouciance, sa tendresse m’accompagnent chaque seconde de la journée.
Le lendemain Henri m’apprend que la directrice de l’école à informé les parents de Gaby de son amourette. Cela ne s’est pas bien passé. Le père des jumelles a décidé de les retirer de l’école et de les placer dans un autre établissement, dans une autre ville. Pour le reste mon copain refuse de m’en dire plus.
Henri a tout dévoilé spontanément à ses parents. Ils ont haussé les épaules et demandé à leur fils de me faire savoir qu’ils ne m’en voulaient pas mais qu’il vaudrait mieux, dans un esprit de sérénité familiale, que je m’abstienne de leur rende visite dans les prochains mois.
Je ne parviendrai plus à parler à Gaby. De temps à autre elle m’apparaît furtivement derrière les vitres de l’école maternelle. A chaque fois je lui adresse un rapide signe de la main et mon plus doux sourire. A chaque fois son regard vert brille de son immuable éclat. A chaque fois elle pose sa main sur la bouche. Nous avons convenu, par les contacts épistolaires que nous autorisent encore la complicité d’Henri que ces signes représenteront l’envoi d’un baiser.
romyo Répondre
Quelle belle histoire émouvante, où je retrouve mon enfance difficile, mais je me souviens : "j’ai 15 ans, je fais la connaissance d’un garçon, à peine de 2 ans plus âgé que moi. C’est le grand amour, le premier ! mais pourquoi les adultes ne peuvent-ils comprendre qu’aussi jeunes nous soyions, l’amour fait toujours le même mal (du mal qui nous fait du bien comme dit E.P.). Il fait des emplettes avec moi et nous en profitons bien sûr pour échanger les bisous, le premier baiser ! Bientôt,m’a-t-il dit : je pars en vacances avec mes parents ! catastrophe, c’est lz fin du monde ! je ne montre rien à la maison naturellement. Mais, grâce à un copain intermédiaire, il m’écrit quelques lettres gentillettes ; je me dis vivement qu’il revienne, il est sérieux... Et oui, il est revenu, pour la première fois, il m’a entraînée dans sa chambre et, le sérieux était parti, je n’ai pas voulu et... paraît-il pour un "homme" ce n’est pas possible d’attendre. Je suis partie, je ne l’ai jamais revu, il s’appelait Claude, je me souviens et pour vous aujourd’hui j’y reviens. Ce geste de la main sur la bouche depuis je l’ai déjà fait souvent et chaque fois, il me tord les boyaux, car à tout âge l’amour fait ses petits ravages. Merci pour ce beau feuilleton, qui nous permet de rester en contact avec vous.