Ce texte fait partie du feuilleton "Mes premiers amours", écrit par Adrien Lire l’ensemble

La première étrangère à qui l’on a dit « tu »,
(Mon cœur t’en souviens-tu ?)
Comme elle nous était chère.

BRASSENS – La première fille

Dieu dans son infinie sagesse avait cru bon ou de me mettre à l’épreuve ou de se moquer ouvertement de moi. Mais pourquoi ? C’était probablement encore un de ces nombreux mystères dont lui seul possédait la clé et dont il usait sans modération.
L’assaut des grandes vacances avec leurs joies répétées tout au long des longues journées d’été a réussi à estomper progressivement mon pitoyable état de croyant molesté.
Je ne pense plus guère à ma mésaventure ou si peu. A la fin des congés, seul un léger bleu à l’âme parvient encore à perturber quelque peu mes plaisirs d’adolescent.
C’est dans cet état d’esprit que je me rends à la kermesse d’ Hérines, petit village flamand du Pajottenland proche de ma ville.
Je suis invité par les parents d’Henri, un copain de classe habitant le village, à passer le dimanche de ducasse à la ferme qu’ils exploitent.
La table a été dressée dans la grande cour jouxtant l’habitation.
Le déjeuner se termine et les nombreux convives s’allient dans la joie pour faire disparaître les plats, ustensiles de cuisines et reliefs du repas.
Henri me fait faire le tour du propriétaire. La ferme n’a pas de secret pour lui. La grange et son parfum d’herbe séchée me rappellent l’exode et les moelleux matelas collectifs créés à la hâte dans la paille et le foin.
Au moment de quitter le fenil deux filles de notre âge, débordantes de bonne humeur et d’apparence délurée,se dirigent vers nous.
Henri me lance : « Regarde qui voilà, mes cousines préférées ! Tu vas voir elles sont chouettes. Ce sont des jumelles. Celle avec sa robe écossaise s’appelle Gaby, l’autre c’est Georgette. »
Je suis frappé par la teinte rousse de leurs cheveux soyeux et par la douceur de leurs yeux couleur vert mente à l’eau.
Elles embrassent mon copain et me saluent en souriant. Leur français est agréablement déformé comme il l’est tout au long de la frontière linguistique. Du brassage des deux principales langues nationales avec le patois local est né un idiome à consonance française. Les accents toniques s’y entrechoquent à la cadence des genoux d’un caissier de banque lors d’un hold-up et les inflexions gutturales s’y bousculent comme des mégères un premier jour des soldes .
Gaby se penche vers moi et me dépose un bécot sur une joue. Le contact est plus léger qu’un friselis de plume de moineau. Je réponds par un petit baiser que je place maladroitement près d’un œil, sur une ravissante peau de pêche parsemée de mille projections roussâtres. Elle tourne légèrement la tête en souriant mais n’exprime aucun sentiment de gêne. Elle est plantée devant moi, le dos au soleil. Les rayons de l’astre s’insinuent dans la couronne de ses cheveux la faisant rougeoyer comme un feu de forge. Son visage se métamorphose en un nouveau soleil que sa face ombrée saupoudrée d’infinies taches de son éclipse partiellement. Ce spectacle inopiné me surprend autant qu’il me ravit.
Henri propose un tour à la foire du village, suggestion acceptée à l’unanimité.
En marchant, je me place à côté de Gaby. Je pressens confusément qu’il faut engager une conversation, ne laisser la place à aucun temps mort.

 Tu habites Hérinnes ?

 Non, je suis de Tollembeek. J’y suis née. Et toi ?

 Moi je suis d’Enghien.

 Ah ! C’est marrant, j’y vais à l’école.

 Moi aussi, à l’école communale.

 Mais moi également ! Comment se fait-il que nous ne nous soyons jamais aperçus !?

 Tu sais combien la séparation entre filles et garçons est stricte et la surveillance draconienne.

 Je sais. Hitler serait dans ta classe que je ne le saurais même pas.
Nous progressons vers la foire. Un vent faible nous rabat une cacophonie de bruits et de sons où s’entremêlent des flonflons de musique, des fracas de manèges, des hurlements de haut-parleurs et des claquements secs de projectiles de plomb s’écrasant sur les parois de tirs forains.
La foule s’est soudainement mêlée à nous. Henri et Georgette disparaissent dans sa masse mouvante.
Gaby m’adresse un sourire en haussant les épaules. J’en déduis que la disparition de sa sœur et de son cousin ne la préoccupe guère.
Nous déambulons d’un manège à l’autre. Tous nous sollicitent mais seuls ceux qu’aimante notre envie commune ont droit à notre visite.
J’essaye d’impressionner mon amie par mon habileté au stand de tir. Je l’aurais voulu éblouie par mes résultats mais l’effort évident qu’elle déploie pour paraître admirative me convainc du contraire.
Nous virevoltons côte à côte assis dans les nacelles suspendues d’un tournoyant manège à balançoires. La force centrifuge nous éloigne rapidement du centre du moulin et le vent provoqué par la vitesse de rotation soulève gaillardement la jupe de ma voisine. J’observe à la sauvette ses cuisses nues ainsi que la rougeur accentuée de ses joues. Enlever la main d’une chaîne de la nacelle pour rétablir l’ordre vestimentaire la déséquilibrerait et risquerait de la ferai tournoyer sans fin. Gaby reste donc immobile mais pousse quelques glapissements pour marquer une réprobation sensée sauvegarder les apparences. Le joli spectacle se termine avec l’arrêt du manège. Descendus à terre, elle appuie sa tête penchée contre ma poitrine comme pour vouloir cacher sa honte. Je lui relève le menton et lui souris, sans prononcer de commentaire afin d’ éviter toute réaction que la morale pourrait devoir lui dicter. Elle devine que le spectacle ne m’a pas déplu et, toute honte bue, part en riant, m’attirant vers une autre attraction.
La même force centrifuge nous projette l’un contre l’autre dans le char d’une montagne russe. Imitant tous les autres mâles du manège, je passe mon bras autour des épaules de ma compagne d’émotions fortes pour la rassurer de ma présence. Mais a-t-elle vraiment besoin d’être rassurée ? Elle accole son flanc au mien et dépose sur ma poitrine son poing droit qu’enrobe sa paume gauche comme le ferait un jeune enfant avant de sombrer dans le sommeil.
De retour dans l’affluence festive, une barbe à papa à la main, nous voyons s’approcher de nous Georgette et Henri. Ils ne nous ont pas encore remarqués. Gaby me prend par la main et m’entraîne en courant dans une autre direction. Nos compagnons, à leur insu, sont devenus des intrus. Les paumes de nos mains restent jointes et c’est bien ainsi. Nous déambulons sans but dans la foule en liesse. Une étrange sensation de bonheur emplit mon cœur.
Une bousculade provoquée par quelque fêtards éméchés propage ses ondes violentes qui viennent se heurter à moi. Elles me précipitent contre ma compagne nous obligeant à nous accrocher l’un à l’autre pour ne pas tomber. Gaby se retrouve en face de moi et pour la première fois nous nous regardons profondément dans les yeux. Pendant un bref instant, ses paupières sans fard recouvrent ses yeux verts puis se relèvent libérant un regard tendre qui plonge intensément dans le mien. Le temps s’arrête, le fracas de la foire n’atteint plus mes oreilles, le monde semble s’être figé. Je ne sais qui a attiré l’autre mais nos corps se sont joints dans une étreinte dont la volupté allume mes sens d’adolescent. Je glisse une main caressante dans sa coiffure flamboyante. Des vibrations inconnues agitent mon corps.
Quelques adultes passent et nous regardent, plus intrigués que réprobateurs. Les enfants ne font pas attention à nous.
Gaby rompt notre immobilité, m’attire dans une ruelle fort étroite près de l’église, et me plaque dans l’encoignure d’une porte probablement celle de la sacristie. Nos corps se rejoignent dans un nouvel élan, cette fois réciproque. Nos têtes se rapprochent, nos lèvres se touchent. Et c’est le premier baiser, celui qui va laisser dans mon cœur une empreinte indélébile, un souvenir infiniment lumineux.
Je suis novice en la matière mais ma partenaire compense ma maladresse par un savoir-faire évident. Sa langue s’introduit dans ma bouche en de douces circonvolutions. Puis sa tête s’éloigne un peu de la mienne. L’éclat émeraude de ses yeux a cédé la place à une aura vaporeuse. Nos lèvres se rejoignent à nouveau et, en bon apprenti, je réponds à son baiser avec la même fougue que la sienne. Je ne sais combien de temps nous passons dans ce petit coin discret. La musique d’une fanfare nous tire de la tendre torpeur dans laquelle nous a plongés notre amour naissant.
Ma petite fiancée me caresse la joue, tendrement. Ses yeux ont repris leur nuance menthe à l’
eau.
« Viens dit-elle avec regret, il se fait tard. Je dois rentrer. Allons rejoindre les autres. »
Nous retrouvons Georgette et Henri devant l’étal d’un marchand de beignets. Une couche de sucre fin s’est éparpillée sur leurs mains, leur bouche et une partie de leurs habits. Ils rient gomme des gosses. Des réminiscences de leur enfance s’accrochent encore à leur adolescence toute neuve. Ils s’aperçoivent que nous marchons la main dans la main. « Félicitations lance gaiement Georgette, les choses ne traînent pas avec vous ! » Henri ne dit rien. Aucun son ne parvient à émaner de sa bouche où s’entrechoquent encore ne nombreux vestiges de beignets.
Nous regagnons la demeure d’Henri à pas lents. Je serre fermement la main de Gaby dans la mienne et la desserre à contre cœur lorsque apparaît la ferme de mes hôtes.
Dès que la fermière nous aperçoit elle claque des mains comme le ferait une institutrice pour provoquer un rassemblement dans une cour d’école. « J’ai préparé de la pâte à crêpes. Venez je vais vous en cuire quelques unes. Ce sont les meilleures du Pajottenland. Vous verrez, avec ma confiture maison ce sera dé-li-ci-eux ! Et il reste également quelques tartelettes au maton ! » Henri et Georgette accueillent assez froidement cette nouvelle qui devrait normalement les réjouir. Mais ils mastiquent encore leurs derniers fragments de beignets et l’acuité de leur appétit doit tendre vers le zéro absolu.
Après le goûter qui fut à la hauteur de la réclame qu’en avait dispensée la cuisinière, Georgette s’adresse à sa sœur. « Fillette, je crois qu’il est temps de rentrer. Qu’en penses-tu ? » « Oui… Oui, soeurette... Bien sûr. Mais avant je voudrais aller vérifier à la mare si mon canard préféré s’y trouve. » La perche tendue est grosse comme un phallus de dinosaure. Elle ne peut m’échapper.« Si tu veux je puis t’accompagner, j’adore les canards. »
Arrivés près du petit étang je jette un regard furtif vers la ferme. Personne ne nous a suivis.
La pièce d’eau située au fond d’une prairie est alimentée par un petit ruisseau au bord duquel se dressent quelques saules têtards.
Gaby s’appuie contre l’un des saules, les mains derrière le dos, les souliers à moitié enfouis dans la terre marécageuse. Les yeux fermés, alanguie, elle donne l’impression de baigner dans un état second, un état de total abandon.
Je m’approche d’elle, caresse tout naturellement ses tempes et ses cheveux fauves puis dépose un baiser sur son front. Elle me tend ses lèvres que les miennes rejoignent après avoir folâtré entre ses sourcils et sur son petit nez joliment retroussé.
Le baiser, le dernier mais aussi le plus doux de cette merveilleuse journée, semble ne devoir jamais prendre fin. Un bref instant je songe au baiser le plus passionné qu’ échangent sur l’écran Rett Butler et Scarlett O’ Hara dans « Autant en emporte le vent. »
Je suis surpris de m’entendre chuchoter : « Je t’aime, Gaby ».
Elle ne dit rien, pose un doigt sur mes lèvres comme pour me solliciter le silence et murmure : « Maintenant il faut que je m’en aille. » « Vraiment ? » « Vraiment. »
Nos pieds s’extraient de la boue avec un désagréable bruit de succion.
Nous remontons vers la ferme en essuyant nos chaussures dans l’herbe pour en dégager la terre glaiseuse. Mon bras droit frôle cent fois son bras gauche transformant autant d’attouchements en caresses sensuelles.
« Je te reverrai bientôt. Je m’arrangerai avec mon cousin. Tu peux me faire confiance. »
« Fais-moi signe rapidement veux-tu ?. Demain, lors des récréations, je viendrai devant la grande fenêtre de l’école maternelle située entre nos deux cours. Je pourrai t’apercevoir de l’autre côté. »
« Promis. J’y serai sans faute. »
Nous nous approchons de la ferme. Je m’apprête à lui parler encore. Elle me ferme la bouche par un baiser à peine perceptible comme ceux que doivent se donner les libellules ou les jeunes fées.
Après avoir remercié notre hôtesse de ses prodigalités, nous nous quittons par des embrassades conventionnelles aussi insipides qu’un défilé de mode de soutanes.
Henri me serre la main tout en me lançant un clin d’œil complice.
Je vois s’éloigner les deux jumelles sur des bicyclettes jumelles elles aussi. Un dernier signe de la main vers la silhouette à la robe écossaise et mon rêve s’évapore derrière l’angle d’une maison.
Un peu avant que le soleil témoin de mes émois sublimes ne disparaisse derrière la ligne de l’horizon, je rentre chez moi sur le vélo que ma sœur m’a prêté.
Mon cœur déborde d’une délicieuse chaleur que vient tourmenter déjà le vide de l’absence.
Le bonheur ne peut-il donc être parfait ?
Qu’importe. Aujourd’hui il est entré en moi par la grande porte. Peut-être cette porte se fermera-t-elle un jour à mon insu ou à mon corps défendant.
Mais j’ai veillé à ce que son portillon soit dépourvu de serrure.

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5 commentaires Répondre

  • anne-marie f. Répondre

    après le super curriculum vitae, je ne suis vraiment pas déçue . Quel écrivain vous faites Adrien !merci

  • Répondre

    Humour, tendresse et nostalgie quel merveilleux cocktail pour s’enivrer surtout si on a le talent de trouver le mots justes pour exprimer dess sentiments aussi délicats.José T.

  • Romy Répondre

    Ce récit est très beau et en apprendrait bien à quelques-uns !
    Il est dommage que nous ne puissions laisser plus souvent les portillons sans serrure !
    C’est génial. Vivement le prochain épisode.

  • Jean Nicaise Répondre

    Monsieur,

    J’ai beaucoup apprécié votre texte. Le style est celui d’un écrivain. Comparaisons nombreuses, très originales et souvent pleines d’humour. Je lirai la suite avec joie.

  • Jacqueline B. Répondre

    Qu’il est joli ce récit des premiers émois amoureux où le savoir- faire de la ravissante jeune fille vient au secours de la maladresse ( de courte durée ! ) du garçon ! Merci de nous avoir partagé ces tendres souvenirs. Et puis-je ajouter, avec optimisme, que, chaque fois qu’un nouvel amour se dessine, le coeur émerveillé recommence tout à zéro...

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