Vers la fin de l’après-midi apparaissent, en sens inverse au nôtre et en se suivant, deux énormes chars français. Ce sont les premiers chars qui me sont donnés de voir.
Le vrombissement assourdissant des moteurs et le claquement sec des chenilles sur la route me clouent littéralement sur place.
De lourdes vibrations se propagent dans mon ventre.
Une envie de pleurer et d’uriner me submerge inexplicablement.
Le portillon latéral d’accès à la tourelle du premier char est abaissé. Un soldat coiffé d’un casque avec une large mentonnière en cuir y est assis, les jambes glissées dans la tourelle, le tronc face à la route.
De sa main droite, tel un nageur manchot effectuant une brasse de son bras valide, il fait signe aux véhicules et aux réfugiés venant en sens inverse de s’écarter pour céder le passage à son véhicule.
Un cheval attelé à la charrette qui nous précède, affolé par le fracas métallique des monstres de guerre, hennit et se cabre.
Son propriétaire lui caresse l’encolure et lui parle à l’oreille comme ma mère me l’avait fait lors du bombardement.
La caravane s’est arrêtée, subjuguée par ces dragons modernes.
Fugacement renaît un vague espoir de voir la horde des envahisseurs stoppée par l’armée française.
Mais la fatigue, la soif, la chaleur et les mauvaises nouvelles qui nous parviennent sans cesse ont tôt fait d’estomper cet espoir insensé.
Et la marche reprend, inexorablement, vers l’horizon qui recule sans fin, vers l’aventure dans ce qu’elle a de moins exaltant.
Comme chaque fin d’après-midi, nous nous arrêtons fourbus, déshydratés, affamés dans un logement de fortune.
Hier c’était une école, le soir avant le hall d’une petite entreprise en chômage technique.
Aujourd’hui des fermiers français nous offrent le gîte.
Les bâtiments sont forts grands, principalement la grange dans laquelle nous allons passer la nuit.
La cour de la ferme grouille de monde, de landaus et de petites charrettes. De nombreuses personnes s’activent, vont aux voitures restées à l’extérieur de la ferme et reviennent avec de la nourriture, des bagages et du matériel pour passer la nuit. Ils rejoignent leurs proches affalés le long des murs ombragés.
Mon père part à la quête de quelque nourriture et d’informations.
Il revient avec de l’eau, des œufs, du lait et un peu de beurre que lui a vendus le fermier.
Il dépose le précieux trésor à côté de quelques tranches de pain écorné et d’un peu de viande séchée dégagés du capharnaüm indescriptible d’une valise où ils avaient été placés à l’abri de regards envieux.
Les tartines ressemblent à s’y méprendre à une imitation de pain en carton-pâte. Si le Guiness-book avait existé en 1940, il ne fait aucun doute que ce pain aurait pu y figurer en bonne place au chapitre « Péremption »
Quelques briques qui traînaient là sont rapidement superposées pour former un âtre de fortune.
Et bientôt s’élève dans l’air doux et campagnard un délicieux parfum d’omelette, de viande frite et de beurre chaud.
Quelques tranches de pain sont partagées par mon père suivant des critères obscurs d’équité, critères connus de lui seul.
Les mêmes critères décident de la répartition de l’omelette dont les fragments irréguliers au fumet capiteux atterrissent dans des assiettes en aluminium sous cinq regards lourds de concupiscence.
La répartition ne fait pas beaucoup d’heureux, chacun se sentant lésé par rapport aux autres. Néanmoins le fricot disparaît rapidement dans les estomacs racrapotés par les diètes forcées et répétées.
Un grand verre d’eau de puit clôt le repas frugal.
Mon père nous annonce que les Allemands ont occupé Amiens et qu’ils approchent d’Arras. Ils sont sur nos talons et nous auront probablement rejoints prochainement.
Il nous raconte qu’il a assisté à une scène féroce entre deux femmes. L’une d’elles
estimait que l’autre devait lui rétrocéder une partie du lait que lui avait distribué le fermier. Elle basait son argument sur le respect d’un partage de lait proportionnel au nombre d’enfants à charge de chacune d’elles. Elles en sont venues rapidement aux mains mais le fermier les a vigoureusement séparées en promettant une bolée de lait complémentaire à la mégère revendicatrice.
Viviane Répondre
Un tout grand merci pour ce bout d’histoire belge ! J’en apprends des choses...