On dirait que le soleil a décidé de se fixer définitivement dans un ciel d’où les nuages paraissaient, par émulation, avoir pris le chemin de l’exode.
Le long de la route des fermiers vendent de l’eau qu’ils puisent dans de grandes cruches à lait en aluminium.
Mon père s’est refusé jusqu’à ce jour de céder à ce commerce qu’il juge honteux. Mais devant nos supplications et nos mines burinées par la chaleur il sort son porte-monnaie et demande au marchand opportuniste de nous servir à boire jusqu’à satiété.
L’eau doit certainement provenir d’un puits. Sa fraîcheur oasienne emplit entièrement la bouche dans une explosion de bonheur.
Nous voici prêts à reprendre la route de l’enfer.
Milda pousse laborieusement le vélo à l’arrière duquel je somnole en rêvant à mes jouets restés à la maison.
J’ouvre un œil vague et constate que la démarche de ma sœur devient de plus en plus incertaine. Elle bifurque sans arrêt en dodelinant tantôt à gauche, tantôt à droite.
Les objets verticaux qui emplissent mon champ de vue se muent lentement en obliques inquiétantes vacillant de gauche à droite tels des balanciers de métronomes géants.
La perception d’une soudaine perte d’équilibre me tire définitivement de mon demi sommeil.
Tous poumons déployés je hurle en voyant s’approcher à une vitesse infernale le fond d’un fossé.
Je heurte brutalement la terre, la vue limitée par le gros plan d’une toison d’herbe rousse.
Ma jambe droite se coince sous la roue arrière du vélo. Le garde boue vibre sous le choc et heurte les montants de la fourche en une vibration d’abeille métallique.
Je poursuis en crescendo mon concert de hurlements que modulent la peur et la rage.
L’herbe que je n’avais jamais vue de si près fait place à une paire de godillots noirs.
La roue du vélo ne pèse plus sur ma jambe et des bras vigoureux m’extraient du fossé.
Je crie un peu moins quand mon père me place entre les bras rassurants de ma mère.
Quelques inconnus se sont groupés autour de moi, me sourient puis reprennent leur mine défaite et leur chemin.
Milda assise au bord du fossé tient sa tête entre les mains. Yvonne lui parle sur un ton consolant.
Peu à peu je réalise que ma sœur, écrasée de fatigue et de soleil, s’est endormie en marchant...
Le vélo a résisté au choc et ma jambe droite est à peine éraflée. Rien ne nous empêche donc de continuer.
L’ombre qu’un platane dessine sur un talus herbeux nous accueille pour une courte sieste troublée à peine par le brouhaha proche de la colonne en débandade.
Un peu plus tard nous rejoignons la foule en nous glissant dans un interstice de la file sans fin, entre deux charrettes hippomobiles,
Mais cette fois, tel un chat échaudé , je marche à côté de Milda et de son vélo sur lequel une valise ventrue a pris ma place.