Devant nous, à environ cent mètres, la file ralentit anormalement puis s’arrête.
Un bouchon humain s’est formé devant une plantation de peupliers en contrebas de la route.
Ceux qui composent ce rassemblement contemplent un événement que la distance qui nous en sépare nous empêche de distinguer.
Une partie des réfugiés qui s’était arrêtée poursuit son chemin détricotant ainsi le bouchon. Des nouveaux arrivants le reforment. Et ainsi de suite jusqu’à ce que nous le grossissions et nous arrêtions à notre tour.
Un homme est solidement ligoté à un des peupliers. Deux cordes lui enserrent respectivement la poitrine et les cuisses.
Un soldat français en tenue de combat, l’arme au pied, monte la garde à trois mètres de lui.
Le prisonnier est un petit homme bedonnant, habillé d’un complet gris foncé. Son col de chemise est largement ouvert ; son gilet et son veston entièrement déboutonnés.
Son front haut et ridé se prolonge par un crâne garni d’un léger duvet sombre, témoin d’une défunte chevelure noire.
Il porte des grosses lunettes d’écaille.
Ses yeux qui semblent regarder vers l’intérieur de sa tête dégagent une forte impression de tristesse et de résignation.
Un silence, troublé par quelques chuchotements provenant de l’attroupement, pèse sur la scène singulière.
Je saisis les mots « espion » et « cinquième colonne ».
C’est donc ainsi, d’une façon tellement banale, que se présentent ces ennemis de l’ombre.
Je les imaginais arrogants, sûrs d’eux, fébrilement en quête de renseignements.
On dit d’eux qu’ils accomplissent aussi des actes de sabotage. Ils feraient également circuler de fausses nouvelles afin de créer la panique parmi les fuyards et provoquer ainsi des obstructions néfastes au déplacement des troupes alliées.
Depuis quelques jours une rumeur prétend même que certains d’entre eux sont déguisés en gendarmes ou en nonettes. Ne vient-on pas d’arrêter il y a peu une fausse religieuse qu’une barbe de plusieurs jours a rendue suspecte ?
Nous quittons cet endroit lugubre en marchant sur la pointe des pieds comme on marche sur le sol d’un local où repose un mort.
L’après-midi se rapproche de la soirée. Il va falloir songer au logement pour la nuit.
C’est l’heure où les fermes abandonnées sont prises d’assaut par une foule de squatteurs avant la lettre.
Se mêlent à eux des formations de soldats encadrés d’officiers en route vers le front ou, en rangs dispersés, des militaires dépenaillés fuyant un ennemi dont l’invincibilité se confirme de jour en jour.

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