Ce matin, une fine pluie nous a surpris autant qu’elle nous a rafraîchis. Mais très vite le soleil brûlant a repris sa place sur son trône zénithal et nous dispense ses rayons débilitants.
Des bruits lointains d’explosions et de mitraillage parviennent jusqu’à nous. Des fumées noires s’élèvent derrière la ligne d’horizon.
Après plus d’une heure de marche, nous atteignons un carrefour que l’Apocalypse vient de foudroyer.
Plusieurs maisons achèvent de se consumer et crachent un dernier souffle de fumée âcre.
Les routes du carrefour sont labourées par des entonnoirs de bombes entre lesquels zigzague la colonne.
Le spectacle est hallucinant !
Des charrettes gisent disloquées, certaines sans roues. Leur contenu a été projeté sur toute la surface du carrefour : linge, chaises, matelas, valises, réchauds, vêtements,...Quelques restes de vélos complètent ce douloureux inventaire.
Une automobile entièrement incendiée, les quatre portières ouvertes, est réduite à un amas de ferraille fumante.
Des chevaux morts sont étendus sur le flanc. D’autres sont couchés sur le dos, les pattes dressées vers le ciel comme en un geste de malédiction. Beaucoup ont le ventre ouvert laissant apparaître des écheveaux d’intestins sanglants.
Et puis il y a les corps sans vie d’hommes, de femmes, d’enfants.
Quelques uns ont été recouverts d’un vêtement tel qu’un manteau ou une robe. D’ autres ont le visage caché par un lambeau de tissu recueilli dans les débris.
Plusieurs, probablement des fuyards isolés, gisent sans aucune forme de linceul parmi ce éparpillement lugubre.
L’ombre projetée par des pans de murs protège du soleil des blessés étendus à même le sol. Ils attendent avec résignation une aide qui ne viendra probablement jamais. Nous apprenons en effet que des ambulanciers militaires ont emporté des blessés vers des hôpitaux, laissant sur place ceux pour lesquels tout espoir de survie leur semblait vain.
A notre arrivée sur ces lieux, ma sœur tente de détourner mon regard de toutes ces horreurs en collant d’une main ma figure contre son flanc.
Cette position n’est pas longtemps tenable pour une personne de constitution normale obligée de guider d’une seule main un vélo au travers d’une moisson d’objets éparpillés, de cratères de bombes et de cadavres.
Elle desserre donc rapidement son étreinte et l’épouvantable carnage frappe ma vue de plein fouet.
J’avais déjà vu le cadavre d’un cheval, au début du printemps. La pauvre bête avait glissé sur les pavés de ma rue et s’était fracturé une patte. Un vétérinaire l’avait euthanasiée sur le lieu même de l’accident, scène qui m’avait heureusement été épargnée.
La présence de chevaux morts ne me surprend donc pas réellement. Mais que des humains puissent se retrouver dans le même état dépasse totalement mon entendement.
Jusqu’au soir, et même longtemps après, mes pensées seront tourmentées par la mort et particulièrement celle des enfants.
Je viens surtout de réaliser que moi aussi je suis mortel.
A Enghien, mes parents s’étaient déjà trouvés dans l’obligation de m’annoncer le décès d’un proche ou d’une personne connue. Mais il s’agissait toujours d’un adulte souvent âgé.
Il me fut expliqué alors qu’un trépassé ne sentait, n’entendait et ne voyait plus rien. Il était de plus réduit à l’immobilité complète ce qui rendait d’ailleurs particulièrement difficile l’enfilage, suivant le cas, de son costume trois pièces ou de sa robe empesée.
On l’emmenait ensuite à l’église dans un corbillard noir empli de fleurs. Deux chevaux très souvent noirs eux aussi, une houppe sombre fixée verticalement sur la tête et le dos recouvert d’un grand drap gris foncé brodé de motifs et d’initiales religieux, tiraient le char funèbre.
Il était suivi par une foule de gens à la tête de laquelle marchaient des hommes et des femmes, habillés de noir ou portant sur un bras un crêpe du même ton. Le chagrin rougissait leurs yeux. Quelques femmes tentaient de cacher leurs pleurs sous la voilette d’un chapeau sombre.
Seules les fleurs échappaient à la morosité du cortège. Probablement parce qu’il n’existe pas de fleurs noires.
Des cloches sonnant à toute volée attiraient comme un aimant le mort et sa suite funeste.
J’ignorais ce qui se passait après la disparition du corbillard derrière le coin de ma rue.
Il m’avait été affirmé que le trépassé, suivant qu’il ait été bon ou méchant durant sa vie, s’en allait au ciel ou en enfer. On n’avait jamais répondu à ma question relative aux détails pratiques de ce voyage spatial.
Ce mystère ne me tourmentait pas outre mesure. J’étais en effet convaincu que mon entourage familial détenait la vérité.
Mais en ce jour d’exode, le doute s’est insidieusement glissé dans mon cerveau. Les enfants meurent donc aussi. Pourquoi mes parents ne m’en ont-ils jamais rien dit ?
J’aimerais leur en parler mais je pressens que le moment n’est pas propice à de quelconques investigations. La recherche constante de solutions aux problèmes récurrents de nourriture et de logement ne doit pas les disposer à s’intéresser beaucoup à mes préoccupations métaphysiques.
Je leur en parlerai plus tard, quand le calme sera revenu.
Mais reviendra-t-il jamais ? Et quand donc prendra fin cette folle émigration ?