Extrait de "Nous écrivons notre vie" 2023-25

Je m’éveille souvent avec le sourire. Quand la situation préoccupante du monde me rattrape, m’extraire du lit s’avère la meilleure option. Je sais que le cerisier et le cèdre du Liban veillent dans le jardin et je me dépêche d’écarter les tentures. Fin janvier, nous avons gagné une heure de luminosité sauf quand la peau du ciel ne laisse rien filtrer, comme ce matin.

J’écris dans le sillage d’informations entendues à la radio. Bruno Humbeeck a présenté son dernier ouvrage Éduquer à l’émerveillement. Comment cultiver le goût du merveilleux chez l’enfant et le préserver chez l’adulte. Comme lui, je pense que l’émerveillement réside dans la façon de regarder. Je m’efforce d’entretenir cette capacité au quotidien, ce qui nécessite de solliciter aussi ma volonté.

Jean Kabuta s’invite dans mes pensées. Dès le début des années 90, il a introduit le kàsàla en Belgique, en France… Kàsàla : une école de l’émerveillement, malheureusement épuisé, s’avère le plus accessible de ses livres. Chaque jour, cet écrivain, chercheur et formateur écrit un kàsàla et nous invite à faire de même. Je pratique cet art de temps à autre. Dans le cadre d’un atelier, j’ai sollicité la créativité de mes pairs à Entrelacs pour nourrir l’écriture d’un kàsàka, en hommage à ce réseau pyscho-social malheureusement devenu inactif après quasi 25 années de fonctionnement. J’ai récolté des témoignages afin de créer un kàsàla en l’honneur de l’asbl La Gaumette, en bord de Semois, dont j’apprécie les formations, l’ambiance chaleureuse, les valeurs et engagements. Peaufiner l’écriture et lire, ou mieux encore, réciter son kàsàla devant la communauté font partie intégrante de la démarche et nous engage. Le kàsàla contemporain défini comme art d’être vivant se veut de plus en plus engagé et politique.

Jean Kabuta et David Van Reybrouck se connaissent-ils ? Le recueil Odes écrit, dans les parages de la poésie, par cet activiste démocratique, se trouve parmi mes livres de chevet. Cet humaniste engagé nous convie également à écrire une ode, chaque jour. Avec Thomas d’Ansembourg, il a écrit La paix ça s’apprend : guérir de la violence. Dans le cadre d’un entretien, il recommande de s’intéresser à la fraternité au niveau conceptuel et politique et de la cultiver davantage. Apprendre à vivre en paix pour s’atteler aux grands défis climatiques et planétaires, une priorité pour l’espèce humaine, pour le vivant ! Il a déclaré qu’il renonçait à écrire encore de grands livres historiques malgré sa passion pour l’histoire et son plaisir à collecter des témoignages, afin de récupérer du temps pour agir (au sein du G1000 …). Il m’inspire énormément par ses écrits, son écoute, ses prises de paroles intelligentes, nuancées et respectueuses, par ses engagements.

Pendant quasi 4 décennies, professionnellement, je me suis engagée avec passion, envers des équipes éducatives et des enfants. J’ai opéré des sélections de livres en collaboration avec des libraires, organisé des formations pour enrichir les pratiques et développer un langage commun, animé des ateliers créatifs dans des écoles d’une commune bruxelloise …

Pendant le 2e confinement, les écoles sont heureusement restées ouvertes et les médiateurs culturels autour des livres ont été autorisés à y intervenir. Ma collègue et moi avons repris l’animation de nos ateliers respectifs, animées par le désir (plus fort que la peur) de partager du beau, du serein, de nourrir l’espérance en des jours meilleurs. Au début de chaque atelier, j’ai ôté mon masque et pris le temps de regarder chaque enfant. Ce n’était pas facile de lire à voix haute, derrière cet écran. C’était plus fatigant aussi. (Les enseignant.es ont vraiment accompli des prouesses au quotidien et le personnel d’entretien.) Libres, nous avons traversé l’Amérique, marché dans les grandes plaines et les forêts avec un ours et un clown (album Le voyage d’Oregon de Louis Joos et Rascal). Libres, nous avons volé avec Les Oiseaux et un camionneur (album de Germano Zullo et Albertine). Nous avons ri et formulé des vœux avec Le Génie de la boîte de raviolis et Armand (film animé de Germano Zullo et Albertine) … Nous avons goûté à la puissance de l’audace, de la solidarité, de l’amitié, de l’imaginaire. Nele a découpé de mini accessoires dans du papier et utilisé un morceau de son élastique à cheveux pour Petit clown, ma fidèle marotte. Je conserve précieusement cette écharpe, ce bonnet et ce masque. Roxana a écrit : On peut libérer les gens de leur cage, ouvrir un nouveau monde. Mohammed a appelé à aider et protéger la forêt. Se promener dans la forêt, c’est bon pour la santé. Les gens rêvent dans la nature. Si les étoiles tombaient, si la forêt était en feu, ce serait grave pour la nature. Les gens doivent aider, sauver la forêt.

Pendant la période Covid, dans ma bulle, j’ai lu des poèmes destinés aux familles endeuillées. Des poètes belges ont porté la belle initiative Fleurs de funérailles, pour adoucir le chagrin et pallier le manque de ritualisations.

Pendant le premier confinement, suite à une demande, j’ai organisé des petits concerts a capella dans la cour du home La Charrette, avec la participation de copines des Z’Ateliers Trad. J’avais obtenu des autorités l’autorisation de chanter en quintette, la règle étant de se déplacer en solo ou duo dans l’espace public à l’époque. Nous avons tant reçu à travers la belle écoute des résident.es derrière leurs fenêtres grandes ouvertes et leurs larges sourires. Nous avons eu tant de plaisir à chanter à plusieurs. Nous avons tant perçu aussi leur solitude.

Pendant les confinements, certains se sont mis à penser, voire rêver du monde d’après, plus solidaire et respectueux de la planète. Cinq ans plus tard, où sont passés ces espoirs de changements, quelles leçons a-t-on tirées pour rebondir lors d’autres crises, avec davantage d’humanité ? (5 podcasts d’Arnaud Ruyssens sur le Covid)

Deux ans après la période Covid, au moment de prendre ma retraite, j’ai retrouvé mes jeunes alors en fin de scolarité primaire, avec Petit Clown et quelques livres. L’album documentaire Fantaisies naturelles (de Cécile Benoist et Sandra Lizzio) pour susciter l’émerveillement : une passerelle précieuse pour tendre vers le respect et la protection de la nature ; Le roman 113 raisons d’espérer (de Marie Colo) ; Le recueil Ces jeunes qui changent le monde (de Julieta Canepa et Pierre Ducrozet), afin de découvrir les engagements de quelques-uns d’entre eux, leurs actions, les résultats concrets obtenus. Les jeunes présentés dans ce recueil veulent agir par rapport à l’éducation des jeunes filles, au mariage forcé, à la biodiversité, à la déforestation, au climat, aux droits LGPT, à l’armement, au conflit israélo-palestinien, à la corruption … J’ai remercié mes jeunes pour le chemin parcouru ensemble. Je leur ai exprimé ma confiance en eux et mon admiration pour leurs relations pleines de bienveillance les uns envers les autres (depuis tout petits aux dires des enseignant.es). Quel terreau précieux pour les autres relations qu’ils noueront !

Dans ce monde qui tourne fou, écrire un haïku, un kàsàla, une ode contribue à célébrer le vivant et à prendre soin de ma santé mentale.

Tout récemment, Patrick Chamoiseau, l’écrivain martiniquais multiforme inspiré par l’ethnographie s’est exprimé à la radio. Il nous convie à imaginer, créer, s’exposer à des stimulations artistiques pour introduire une dimension humaine dans le réel. Prendre en compte les dimensions systémiques des problèmes et imaginer pour s’en sortir. Construire une économie plurielle avec le souci de l’écologie, de la culture, de l’enfant, de la solidarité avec l’autre, de l’accomplissement de chacun.e. Il a terminé l’entretien en relatant que son frère saluait le soleil chaque matin avec un vers.

Le 13 février 2025, nous étions entre 60.000 (selon la police) et 100.000 manifestant.es (selon les syndicats) à défiler dans les rues de Bruxelles, pour exprimer nos inquiétudes, nos tristesses, notre mécontentement, notre révolte dans le froid et sous une pluie fine intermittente.

Agir me donne le sentiment d’avoir une certaine prise sur les événements. J’ai aussi l’énergie du bélier (signe) qui va de l’avant. Les atteintes portées à ce qui fait humanité sont nombreuses. Pour quelle cause vais-je m’investir ? Dans quel collectif accueillant à l’émerveillement, à la créativité et à la joie ?

Jusqu’au dernier jour, j’aimerais ressentir le désir d’apprendre, de célébrer et de partager. Dès à présent, j’aimerais tendre vers un équilibre entre agir et me laisser être.

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