Extrait de "Nous écrivons notre vie" 2023-25
Je suis née à Palerme où j’ai vécu mes plus belles années d’enfant jusqu’à l’âge de 8 ans. Puis j’ai habité successivement en France, en Angleterre et une quarantaine d’années en Allemagne avant de venir m’installer à Bruxelles.
Chaque pays a été un enrichissement personnel. En France, j’ai fait toutes mes études et obtenu des diplômes universitaires. J’ai appris à parler et à penser comme les Français. Et personne, dans ce pays, n’a imaginé un seul instant que je venais d’ailleurs. De l’Angleterre, où je ne suis restée que deux ans, j’ai gardé le goût des afternoon tea avec scones et du british breakfeast et la nostalgie des magnifiques jardins fleuris des Colleges. C’est là que j’ai rencontré mon futur mari qui m’a proposé de découvrir son pays. Je l’ai suivi en Allemagne, où je ne comptais rester que deux ans, le temps d’améliorer mes connaissances scolaires de sa langue. À Brême, j’ai découvert la culture, l’allemand du quotidien et les Brêmois, plutôt moroses, froids et renfermés dans un premier temps, mais se montrant très vite hospitaliers, chaleureux et serviables. J’ai fréquenté l’université "Rouge" si décriée à ses débuts et j’y ai même enseigné de longues années. J’ai mis au monde deux enfants mi- allemands, mi- français avec une touche de sicilien très marquée. Je n’ai pas réussi ces exploits en deux ans, évidemment. Il m’a fallu beaucoup plus de temps. Et maintenant j’habite à Bruxelles depuis bientôt 6 ans. C’est une ville cosmopolite où chaque personne peut y trouver sa place si elle veut s’intégrer.
Cependant...
Cependant, c’est toujours la Sicile qui fait battre mon cœur. Pourquoi reste-t-on attaché à son pays de naissance ? C’est la question que je me pose et à laquelle je ne trouve pas de réponse. Pourquoi cet attachement irrationnel ? Évidemment, il y a les souvenirs d’enfance. Une enfance heureuse et sereine malgré l’ombre de la mafia en arrière-fond. Il y a le ciel toujours bleu et un soleil indéfectible, la mer où aller se rafraîchir en été et les pique-niques en forêt. Il y a le bonheur d’appartenir à une communauté, à un quartier, à une rue. On est des Palermitains parmi d’autres Palermitains. On a sa place dans cette ville. C’est une évidence. On parle tous le sicilien. Et aussi l’italien, plus ou moins bien, suivant notre niveau d’éducation.
Aujourd’hui, je parle couramment l’italien et moins bien le sicilien. Et même beaucoup de jeunes Siciliens ne le parlent plus du tout. L’anglais s’est imposé pour communiquer avec le reste du monde. C’est parfait. Mais pourquoi renoncer à une partie de son identité ? Moi, je comprends encore très bien cette langue que certains dégradent au rang de dialecte. Et lorsque, dans les quartiers populaires de Palerme, j’entends des gens s’exprimer en sicilien, mon cœur bondit de joie. Je retrouve les sonorités familières de mon enfance, je suis à nouveau la petite fille d’autrefois accompagnant sa mère au marché ou suivant les instructions que son père donne à ses ouvriers. Je revois mon grand-père nous offrant le fameux pupazzo en sucre à la Toussaint.
Que du bonheur, loin des tracas des adultes !
Chaque fois que je retournais à Palerme, je retrouvais la gaîté et l’insouciance de mes jeunes années. À mon retour dans mon pays d’adoption, mes proches constataient avec étonnement mon plaisir de raconter ma ville. Je parlais du soleil, de la promenade en bord de mer, des collines encerclant la ville, des délicieux pane e panelli et arancini achetés dans des kiosques sommaires, des gens assis aux terrasses des cafés à l’ombre de parasols géants et ceux, installés devant leur maison, toujours prêts à tailler la bavette à un passant ou à un voisin. Et surtout, surtout, le plaisir de respirer les odeurs fortes et persistantes de la ville.
L’odeur de la sauce tomates à l’heure du déjeuner dans les rues étroites du centre ; l’odeur du café et des pâtisseries à la ricotta dès le matin à proximité des bars ; que dire de l’odeur qu’exhalent les olives érigées en pyramides et piquetées de fleurs comestibles, des fruits et légumes de saison savamment mis en scène pour attirer le regard du chaland ? Les marchés de Palerme sont réputés pour leur côté pittoresque. Les vendeurs prisent leurs marchandises à tue-tête en faisant des jeux de mots. Et c’est à qui criera le plus fort. Les ménagères tâtent avec méfiance fruits et légumes avant de se décider, les gamins traversent en vespa les allées étroites entre les étalages, sans que personne ne s’en offusque. C’est de l’agitation constante. Ça parle, ça bouge, ça crie, ça rit sans cesse. C’est la vie sous une lumière éblouissante !
Mais, bien vite le ciel gris, le froid nordique et le manque de luminosité m’engourdissaient. La parenthèse lumineuse se refermait jusqu’au prochain séjour.
En septembre, j’ai passé dix jours à Palerme avec mes frères. Retour aux sources, ai-je pensé. J’espérais quoi ? Retrouver un peu de l’éblouissement de mes précédents séjours. J’étais dans l’attente, l’expectative de retrouver la ville que j’avais laissée trois ans auparavant. Erreur ! Palerme avait changé. Le centre n’appartient plus à ses habitants, mais aux touristes, arrivés en masse, en cohortes avides de consommation. Ils ont envahi les incomparables marchés du centre et tué le commerce. Ils défilent en troupeaux serrés derrière leur guide et tiennent leur sac à dos bien serrés sur leur poitrine. Le message est clair : « on sait que vous êtes tous des voleurs, mais vous n’aurez pas accès à mon bien. » C’est vexant et humiliant pour les Siciliens qui ne sont pas tous malhonnêtes. Ces mêmes touristes s’extasient devant une aubergine ou une figue de barbarie. Ils photographient tout, mais n’achèteront rien. Alors, les marchands, si hauts en couleur d’autrefois, ont fermé boutique. À leur place se sont installés des vendeurs de souvenirs et de babioles made in China. Deux larges avenues du centre historique qui ont vu au XVIIe siècle s’ériger de magnifiques palais, des maisons de maître et, plus tard des magasins de mode, des glaciers, des bars et des restaurants élégants, sont devenues une zone piétonne, il y a quelques années. La conséquence a été terrible pour les Siciliens. Tous les magasins, de vêtements, de chaussures, de cuir, d’habits de fête et de travail ont disparu les uns après les autres. Ces rues se sont transformées en un vaste fast food. Les tables installées à l’extérieur accueillent une immense foule de touristes venus de l’étranger pour consommer ce qu’ils croient être la nourriture typique de l’île. Ici, le touriste est roi. Il s’est approprié la rue et la piétine à son aise, conscient de ses prérogatives. Il ne se gêne pas pour beugler une bonne partie de la nuit, se saouler, s’empiffrer et polluer. Un oncle de ma mère qui, jusque dans les années soixante, nous recevait dans son immense appartement de l’élégante via Maqueda (aujourd’hui rue piétonne) ne pourrait plus vivre là, s’il était encore en vie. Il devrait faire du coude à coude avec cette horde de gens incivils pour arriver à son immeuble. Quelle tristesse !
Je suis en colère, frustrée et déçue face à cette situation qui risque de perdurer. C’est le sort de beaucoup de belles villes : Venise, Barcelone et d’autres encore. Je le sais, mais cela ne me console pas. Les médias, les vols low cost et les influenceurs incitent les gens à aller piétiner de nouveaux sentiers. Ces masses ne se déplacent pas pour découvrir l’histoire, la culture, la vie des pays qu’ils envahissent, ils viennent pour consommer et rien d’autre ne les intéresse. Les ravages ne se feront sentir que dans quelques années. Et si quelques Palermitains s’enrichissent outrageusement avec les touristes, la plus grande majorité s’appauvrit et se voit expulsée de ses lieux de vie. La Sicile a toujours été envahie au cours de son histoire : les Phéniciens, les Grecs, les Arabes, les Normands, pour n’en citer que quelques-uns, sont venus s’installer sur l’île et l’ont enrichie de leurs cultures, connaissances et langues. Au Moyen Âge, en Sicile, les lois étaient édictées en trois langues : le latin, l’arabe et le grec. C’était un lieu de culture, riche et florissant. Aujourd’hui, à Palerme, les serveurs m’adressent la parole en anglais. Scandale ! Je ne suis pas touriste, moi ! Si ???