Née flamande et ayant vécu la plus grande partie de ma vie à Bruxelles, je suis passée par toutes les phases de l’acceptation.
Je suis née à Ostende, dans une famille flamande de souche et de cœur, famille bourgeoise, intellectuelle, respectée de tous. J’y vécu jusqu’à ma longue maladie, une diphtérie, fin 1946.
Pour me refaire une santé on me confia quasi toute l’année 1947 à mes grands-parents maternels sur la ferme familiale à St Jean lez Ypres.
Ils étaient de vrais indépendants vivant sur la grande ferme avec sa longue drève d’accès.
La famille de mon papa habitait le même village ; elle était respectée malgré les péripéties politiques de mon grand-père.
Mon premier épisode de vie à Bruxelles de 1947 à 49, suivi de deux années de pensionnat à Courtrai, chez ma tante religieuse ont confirmé mon sentiment rassurant de faire partie d’une "bonne famille", bonne dans tous les sens du terme.
Mais à 11 ans, revenue à Bruxelles mes parents m’ont inscrite pour faire mes "humanités gréco-latines" chez les Sœurs ... pas trop loin de la maison, où je pourrais me rendre à pieds. Alors que mes frères étaient au collège des Jésuites en flamand, moi je suis inscrite dans une école francophone, d’après maman, pour que je ne courre pas les risques qu’encoure une petite jeune fille en ville.
En effet à l’époque il n’y avait à Bruxelles qu’une seule école néerlandophone pour fille et elle était située dans le bas de la ville alors que nous habitions Ixelles, le haut de la ville.
C’est au cours de mes études moyennes que j’ai commencé à apprendre "la honte d’être flamand".
En sixième latine, je parlais sans doute encore fort mal le français, nous devions avoir la visite en classe de l’inspecteur. La directrice vint me dire "Et vous, vous ne répondez pas aux questions que la maîtresse posera." Il ne fallait pas que l’inspecteur sache que j’étais flamande.
Les filles de l’école parlaient des flamands en les appelant "les ménapiens" ou "les primitifs flamands" parce que, c’est bien connu, les flamands sont primaires, ils s’habillent mal, parlent mal, n’ont pas de manières, aucune culture, ils sont justes bons travailleurs.
L’ambiance générale était très méprisante vis à vis du flamand. On se moquait de la Prof de flamand, des élèves qui avaient un fort accent flamand, de leurs erreurs de langage. On disait volontiers que le flamand n’était pas vraiment une langue. Le Cardinal Mercier lui-même n’a-t-il pas répondu à des journalistes (étrangers, sans doute) que c’était un dialecte qui se parlait à la cuisine.
J’ai eu la chance d’être bonne élève, ce qui relevait l’estime qu’on avait pour moi.
Arrivée en sixième latine n’ayant quasi pas appris le français, lors de ma première dictée j’avais une faute d’orthographe à chaque mot ; la directrice voulut me faire descendre en primaires. Heureusement mes parents s’y sont opposés - et ne m’ont heureusement rien dit à ce moment-là. En fin d’année j’étais première en grammaire française.
Lorsque j’étais jeune étudiante à Louvain, encore bilingue, mes compagnons ne se gênaient pas pour se moquer des flamands, les appelant ces "sales flamants", en imitant de façon stupide l’accent d’un flamand, grossier et vulgaire. Lorsqu’à l’un d’eux je dis de faire attention à ses paroles parce que j’étais moi-même flamande, il a répondu tout éberlué, que c’était impossible, "qu’une fille comme moi ne pouvait pas être flamande".
Inutile de dire que la cour qu’il essayait maladroitement de me faire n’avait plus aucune chance de succès.
Encore une fois mes bons résultats aux études, mon français et mon allure me rendaient acceptable, mais dans mon cœur et dans ma tête quelque chose me mettait mal à l’aise, je restais "une flamande" c’est à dire quelqu’un de moindre valeur, sans que j’arrive à comprendre pourquoi. Je voulais être acceptée comme une égale par les francophones mais en même temps je ne voulais et ne pouvais pas renier ma famille et mes racines flamandes.
Et tout au long de ma vie j’ai senti ce mépris souvent discret mais profond des francophones pour les flamands, cette conviction inébranlable qu’être francophone était une espèce de marque de qualité supérieure. Je le sentais dans les magasins, en ville, à l’école, à l’université, au travail, en société.
Paradoxalement c’est en France, à Paris où j’ai fait plusieurs fois des stages (entre 1962 et 1969) dans divers hôpitaux, que j’ai appris et retenu qu’"être flamande" pouvait être digne d’intérêt alors qu’être belge était assez peu valorisant. Et là, à Paris, on se moquait volontiers de l’accent dit "belge" du parler français des belges, alors qu’être flamand était, m’a-t-on dit plusieurs fois, synonyme d’avoir du caractère, d’être travailleur, ingénieux et pragmatique.
En Belgique les choses ont commencé à changer un peu depuis les années 70-80.
Lorsque je travaillais dans un groupe médical j’acceptai la tâche d’engager les secrétaires. Mes confrères, en majorité francophones, acceptèrent tous mon idée : il fallait une secrétaire bilingue. Je me mis donc à la recherche de cette perle : sur les cent candidates qui se déclaraient bilingues sur papier, 95% ne me répondaient même pas à la première question que je leur posais en flamand. On me considéra comme très sévère, voir injuste, mais cela nous a néanmoins permis d’engager des secrétaires de grande valeur, respectueuses, aussi de la langue, des malades qui se présentaient à la consultation.
Dans les magasins surtout de luxe si vous posiez une question en flamand on vous ignorait. Dans ma tête, je me disais qu’elles étaient "trop bêtes pour parler le flamand" mais je me sentais néanmoins vexée.
Encore dernièrement une copine me dit en toute simplicité "mais avoue que les flamands ne sont pas chaleureux comparés aux francophones". Je lui répondis que c’est dans ma famille flamande que je me suis toujours sentie accueillie avec le plus de chaleur, d’enthousiasme et de respect.
Tout ceci ne m’a pas empêchée de vivre heureuse parmi les francophones et de m’y faire les meilleurs amis.
De façon peut-être étonnante je n’ai jamais pris ce mépris pour moi, mais cela m’a toujours fait mal pour les miens, mon peuple, mes ancêtres, eux qui m’ont inculqué dignité et en même temps curiosité et respect des autres.
Je préfère écrire en français plutôt qu’en flamand, sans doute parce qu’à l’âge le plus malléable j’ai appris et aimé la langue et la culture française.
Avec les années j’ai appris à mieux comprendre les uns et les autres. J’ai mieux étudié l’histoire de nos régions.
J’ai vécu près de 20 ans avec un Hongrois de Transylvanie. Nous nous sommes beaucoup raconté l’histoire de nos pays d’origine respectifs et c’est ainsi que j’ai appris à exprimer ma fierté d’être flamande.
C’est aussi en visitant la Transylvanie que j’ai découvert, dans la bibliothèque Teleki à Marosvàsàrhely (= Targu-Mures en Roumanie) un Dictionnaire imprimé à Genève au seizième siècle, en 1595, qui donnait en parallèle les huit langues majeures d’Europe ; à côté du Latin, Hébreu et Grec, il y a Galia (=français), Anglia (=anglais), Belgica (=flamand), German (=allemand), Italia (=italien), Hispania (=espagnol), Hungarica (=hongrois) et Suedia (suédois). Donc en 1595 le Flamand figurait parmi les principales langues d’Europe et de plus il était appelé Belgica !! Alors qu’on avait tout fait pour me faire croire que le flamand n’était pas vraiment une langue.
Ceci m’a confortée dans ma conviction que nous les flamands devons encore toujours nous reconstruire après les centaines d’années de répression par les Espagnols surtout, mais ensuite par les français. La Flandre a été saignée à blanc par l’Inquisition et la guerre de quatre-vingts ans des Espagnols, suivi par les guerres incessantes de Louis XIV qui amputât la Flandre de la moitié de son territoire et fit tout pour éliminer le jansénisme. Mgr Jansen était évêque d’Ypres. Après un passage des Autrichiens à nouveau les français qui, surtout depuis la révolution de 1789, ont tout fait pour nous "assimiler" comme ils l’ont fait avec la Provence, le Béarn, le Pays Basque, la Bretagne, l’Alsace, la Savoie.
La Belgique est si fière de ses atouts historiques flamands : Ypres, Bruges, Gand, Louvain, Bruxelles. Ces villes étaient du 12è au 16è siècle aussi prospères que Venise, Florence, Gènes, Sienne ; elles étaient parmi les premières et les plus importantes du vaste réseau commercial hanséatique, à l’égale de Londres, commerçaient avec l’Ecosse, la Suède, la Russie ; c’est à Bruges que la "bourse" système d’échange de créances, de prêt fut institutionnalisé en 1409. Toute cette effervescence fut le terreau d’une culture hors pair, en peinture les "primitifs flamands", en architecture beffrois et halles en gothique flamboyant uniques au monde, en musique le fabuleux développement de la polyphonie : Guillaume Du Faÿ de Beersel, Pierre de la Rue de Courtrai, Nicolas Craen de Bruges, Adriaan Willaert de Rumbeke et tant d’autres dont les noms furent systématiquement francisés.
Pourquoi est-il si difficile de reconnaître le flamand et sa culture comme une part importante de la valeur de la Belgique ?
Pourquoi les extrémistes, de part et d’autre, persistent-ils à nier la valeur des uns et des autres ?
J’étais mal à l’aise mais je suis devenue autant allergique aux excuses de francophones parfaits unilingues et fiers de l’être en disant "qu’ils ne parlent pas le flamand parce que leur grand-mère était française", qu’aux propos de flamands bornés qui rejettent en bloc tout ce qui est francophone, parce que le français est une langue inutile et les francophones arrogants, paresseux et profiteurs.
Je suis doublement allergique aux francophones rabiques genre FDF, qui renient sans aucune gêne leurs origines flamandes, ainsi qu’aux fransquillons flamands de Gand, Bruges ou Anvers, qui se croyaient de la bourgeoisie supérieure s’ils parlaient français et rejoignent aujourd’hui les partis flamands gagnants.
De part et d’autre il y a de l’ignorance, de la bêtise, de l’ambition et le désir d’être supérieur en écrasant l’autre. C’est une lutte psychologique pour être le plus fort, le plus riche, le plus puissant.
C’est ainsi que, petit à petit, je me suis débarrassée de ce flou gênant et honteux qui, dans ma tête, entourait le terme de "flamand".
Cela m’a donné une plus grande sensibilité pour comprendre les injustices sociales et pour compatir avec tous ceux qui sont victimes de propos ou d’attitudes racistes, quels qu’ils soient.
J’espère avoir transmis à mes enfants et petits-enfants le message de ne jamais tenir de propos méprisant de quelqu’un, de sa langue, de ses origines, mais de toujours rester curieux d’autres langues, d’autres cultures.
Répondre
Ces mots cruels que les enfants disent dans les écoles sont le reflet des conversations idiotes des adultes à la maison où on se lâche pour rigoler bêtement des absents. Personnellement dans ma famille on nous a appris à apprécier les flamands et encouragés à apprendre leur langue.A mon école j’ai souvent entendu des réflexions méprisantes dans la bouche de mes compagnes (pas des professeurs)et on exaltait la supériorité de la culture française. Ayant vécu une période de 6 ans à l’étranger, j’ai conclu que ceux qui vantent tant la supériorité du français sont souvent ceux qui n’ont jamais parlé avec des étrangers faute de pouvoir manier leur langue.
Merci beaucoup à l’auteur de ce texte dont j’ai apprécié la conclusion. C’est un grand texte !