Cette année 1968, porteuse d’éclaircies orageuses, comme tout évènement, n’est pas née du néant mais des turbulences annoncées des années précédentes.
D’abord furent les beatniks, Kerouac et Ginsberg. Poètes, écrivains, artistes, qui partirent sur les routes d’Amérique en jeans et battle-dress en levant les tabous de la drogue et du sexe, préfigurant en cela les futurs mouvements hippies qui attiseraient la haine de l’Amérique profonde. Ils portaient sur leurs jeunes épaules tous les défauts : sales, paresseux, drogués, débauchés et pacifistes, ils ne pouvaient que choquer l’Amérique puritaine. Pourtant, en y regardant de près, ils étaient porteurs de thèmes qui aujourd’hui traversent la société : la sortie du mode de consommation, la vie communautaire, l’écologie et le retour à la nature, une recherche de spiritualité surtout tournée vers les religions orientales.
Musique, peinture, mode explosèrent en rythmes et en couleurs dans un monde passablement terne. Tissus indiens, tuniques brodées, bougies et encens devinrent les signes extérieurs de cette révolution. Avec leurs cheveux longs et leurs guitares, ils arrivèrent par milliers à San Francisco. En 1967 c’est le premier "summer of love" et, en 1969, Woostock s’inscrit dans les mémoires, un succès colossal que n’avaient pas prévu les organisateurs débordés.
Des mouvements plus radicaux se développèrent, comme en 1965 celui des Black Panthers.
Berkeley, Campus en ébullition, vit naître la new left — nouvelle gauche. Les manifestations contre la guerre du Vietnam se radicalisèrent. La contestation était partout dans les universités et les prisons, dans les ghettos et chez les GI’s.
Au Vietnam, les soldats partaient se battre dans la jungle au son du rock n’ roll et défoncés à l’héroïne et au cannabis.
Les jeunes d’Europe occidentale, attirés par le swingin’ London se ruaient sur les boutiques de fringues de Carnaby Street. Mary Quant lance la minijupe, les yeux des filles deviennent charbonneux et les corps anorexiques pour devenir des répliques de celui de Twiggy..
Et voilà arrivé ce beau mois de mai, beau par le temps je ne sais plus mais beau certainement dans la tête de milliers de jeunes pour qui bientôt sous les pavés ce sera la plage…
Les universités s’agitent, je vais à une première assemblée libre à l’ULB. Il semble que tout peut être ouvert et discuté : politique, enseignement, philosophie, travail.
Je veux en être moi aussi de cette effervescence qui sera peut-être une révolution.
Je rêve de la commune de Paris, du Front Populaire, de justice sociale et de solidarité avec tous les opprimés de cette terre. Je vais aux manifs et les raisons de manifester ne manquent pas. Nous avançons en rangs compacts en scandant "ho-ho-Ho-Chi-Min, che-Che-Guevara". Nous détestons cette Union Soviétique qui a trahi le marxisme et les communistes pour nous tourner vers la Chine de Mao et le Cuba de Castro. Nous nous sentons les héritiers de toutes les luttes, de la révolution russe à la guerre d’Espagne en passant par la résistance et les mouvements d’Amérique latine.
Nous soutenons les camarades emprisonnés, réprimés où qu’ils soient, au Portugal, en Grèce ou au Vietnam.
Nous allons aux conférences de Théodorakis, opposant aux colonels grecs, d’Ann Suyin, écrivain franco-chinoise qui explique la Chine de Mao.
Nous manifestons devant l’ambassade du Portugal.
Nous huons Garaudy, représentant du PC français, obsolète et autoritaire.
Nous nous exaltons sur la classe ouvrière et ses grandes grèves.
Certains militants quitteront leurs universités pour aller travailler en usine. On les appelle les "établis".
Un soir des amis m’emmènent au "Point", journal de gauche qui allait devenir "Pour". Tout le monde parle à perdre haleine : les trotskistes, les anarchistes, les marxistes-léninistes ou les léninistes pas marxistes, sans oublier les castristes. Mais tous s’accordent sur la haine du capitalisme et du gouvernement américain.
Nous allons à des fêtes de gauche, à ses soirées de gauche. Nous partageons le même intérêt pour le cinéma de Godard, les écrits de Wilhelm Reich, de Marcuse ou de Deleuze. Nous lisons les "Temps modernes" ou la revue "Tels quels". En 1969, je suis invitée à ambassade de Cuba pour le dixième anniversaire de la révolution.
Je regrette ces années d’effervescence intellectuelle et artistique, de débats d’idées, exploration de nouvelles utopies, de nouvelles formes de vie plus libres, plus transparentes dans les rapports. Bien entendu, il est aussi question de liberté sexuelle, de nouveaux modèles de couple sans jalousie et sans contrat. Plus facile à dire qu’à vivre, le sentiment amoureux acceptant difficilement le partage.
Je ne sais plus exactement à quel moment de l’année 1969 j’ai rencontré José, qui allait devenir mon mari. C’est sans doute le récit de sa vie qui nous a rapprochés et qui l’a entouré d’une aura de romantisme. Il vient de Porto. Des membres de son association clandestine d’étudiants avaient été arrêtés par la PIDE, la police politique qui, comme dans toute dictature qui se respecte, torture et emprisonne les opposants au régime.
Obligé de quitter le Portugal en urgence, un passeur lui fait traverser les Pyrénées. Arrivé à Paris en plein mai ’68 il est arrêté dans une manifestation devant les usines Renault. Incarcéré, les autorités françaises veulent le renvoyer au Portugal. Grâce à un comité de soutien, il est finalement expulsé en direction de la Belgique. Le voilà donc à Bruxelles, sans papiers, et habitant chez des amis.
Outre l’immigration économique qui chassait de chez eux les plus pauvres (le Portugal à l’époque a le niveau de vie le plus bas d’Europe), vivent chez nous nombre de jeunes intellectuels qui refusent le service militaire qui les envoie pour plusieurs années combattre dans les colonies.
Que voilà un beau cas pour moi, prête à voler au secours d’une victime de ce fascisme que nous dénonçons à corps et à cris. Je l’emmène à la maison, où la famille l’accueille à bras ouverts. Peu à peu nous nous attachons l’un à l’autre.
Il introduit une demande de refuge politique auprès du Haut Commissariat aux Nations Unies. Il remplit tous les critères mais la police des étrangers refuse, selon la loi qui dit que "le refuge doit être demandé dans le premier pays d’accueil", à savoir la France, où entretemps il y a eu une amnistie pour les délits politiques. Un ordre d’expulsion suit bientôt. Le voilà reparti pour Paris, où il fera les démarches nécessaires. José rentre presque tous les week-ends par le train de nuit où il y a peu de contrôles.
A Paris, il s’est lié avec les militants de la Gauche Prolétarienne (maoïstes) et ramène à Bruxelles leur journal "La cause du peuple" ; qui sera vendu à la librairie "Joli Mai", chaussée d’Ixelles, tenue par un couple d’amis proches de l’association Belgique-Chine. Ce journal sera bientôt interdit. Sartre et Beauvoir le vendront en rue pour résister à la censure.
Du côté français, rien n’avance. "Tout est beaucoup plus compliqué ici" me dit José.
Après bien des vicissitudes il nous semble que le mariage est la seule solution possible. Mais comment faire sans papiers ? Un ami portugais fournit un faux passeport et, au mois de janvier 1971, nous nous marions pour le meilleur et pour le pire. Le 25 avril 1974, la révolution des Œillets qui va renverser le fascisme au Portugal viendra durablement perturber notre vie...
lucienne englebert Répondre
Comme c’est bon de revivre toute cette période tellement vibrante ! Merci pour ce magnifique récit. Lucienne E.