Tu sais, Sacha, je suis née entre potagers et jardins...

 Bonne-maman, ne me dis pas que tu as vu le jour dans un chou ou dans une rose !

 Non, bien sûr ! Mais, dans ma prime enfance, mon quartier, situé entre la Chaussée de Ninove, le Boulevard Mettewie, la Chaussée de Gand et la gare de l’Ouest était un vaste jardin. Les immenses clapiers à lapins n’avaient pas encore grignoté la campagne. Molenbeek, à cette époque, avait l’allure d’une banlieue potagère.

Dans le quartier, tout le monde bêchait, semait, plantait, binait, srclait, arrosait, repiquait.
L’agent de quartier bichonnait ses tomates et ses poireaux. Son fils, jeune normalien, surveillait les hampes des haricots et écoutait pousser le persil, le cerfeuil et la ciboulette. Mon grand-père plantait des pommes de terre en prévision de l’hiver ; le retraité des chemins de fer arrosait ses carrés de salade et de choux.

Le petit potager de mon père enrichi d’une cabane à outils avait offert l’hospitalité aux radis, aux carottes et aux fraises et le long du fil de fer qui délimitait cet enclos, fleurissaient des pois de senteur. Mon père humait le parfum délicat des fleurs, l’arôme distingué des fraises et caressait de la main la dentelle vert pâle des carottes.
Lorsqu’il ramenait le fruit de ses récoltes à la maison, il était convaincu que les fruits et les légumes achetés au marché ne pouvaient se comparer à ceux qu’il avait surveillés comme ses enfants. Car le légume exige des soins, de la tendresse.

A condition qu’on veuille surmonter ses faiblesses, il sait se battre contre le vent, la pluie, la chaleur, les bêtes rampantes et ailées. Il se dégageait de tous ces potagers ouverts aux regards, une poésie agreste de senteurs, de saveurs et de couleurs.
Enfant, je regardais, fascinée, les yeux mi-clos, ce tissu fait de mille pièces de verdure tel un patchwork étalé à mes pieds.

C’est au potager que se reconnaît l’homme civilisé qui répugne à se nourrir de produits sans goût, ni grâce issus de l’industrie alimentaire des cow-boys. La Bible ne dit-elle pas : "L’Eternel plante un jardin en Eden ?"

En évoquant pour toi ces souvenirs, Sacha, je me sens pousser des feuilles.

Au cours de ma prime enfance, j’habitais au 1e étage d’une maison abritant la bonneterie de nos propriétaires. Je me souviens de la cuisine s’ouvrant sur la terrasse. De là, perchée sur une escabelle, j’observais les potagers ouverts aux regards. Les choux et les poireaux venaient jusqu’au pied de la maison.

A une enjambée des potagers, au-delà de la voie carrossable, s’étendait le petit parc des Muses. Du haut de mon perchoir, j’observais les arbres de ce jardin public lorsque les légumes ne me faisaient plus saliver.

Au fil des saisons, la palette des couleurs passant vert tendre des marronniers (toujours les premiers à ouvrir le bal du printemps) au vert plus sombre des châtaigniers, puis à l’or ou au cuivre des hêtres.

L’hiver venu, je quittais la terrasse pour la salle à manger. Autre lieu d’observation.
Le vendredi soir, alors que maman faisait le ménage, le nez collé à la fenêtre, j’assistais au défilé nocturne des charrettes des maraîchers. Ils avaient livré leurs légumes aux marchés de la ville et s’en retournaient sur leurs terres de banlieue : Berchem – Saint - Agathe, Jette, Ganshoren…

Leurs carrioles étaient tirées par des chevaux de trait se déplaçant à pas lents, têtes baissées, guidés dans la nuit par la faible lumière tremblotante des lanternes accrochées à l’avant des charrettes. Le bruit des sabots cognant les pavés de la rue résonnait dans ma poitrine et le chapelet de loupiotes déroulant leurs yeux jaunes dans la nuit, me fascinait.

Grandissant, je quittai l’appartement pour m’installer dans notre maison Je connus d’autres potagers, d’autres jardins, d’autres plaisirs. J’ai aimé déambuler dans les marchés éclatants qui chantaient le soleil et où dominait le parfum des melons et des fraises, des céleris, des poireaux et de l’oignon.

Dans mon assiette, j’ai retrouvé les haricots à la vinaigrette de l’école primaire qui m’étaient servis l’après-midi en guise de supplément alimentaire pendant la guerre. Plus tard, j’ai redécouvert ces mêmes haricots à la cantine de l’école normale toujours aussi durs en dépit d’une longue cuisson.

A présent, j’ai plaisir à manger de solides plats de lentilles, de délicates asperges, d’épaisses soupes paysannes, des pots – au – feu sans oublier les gratins de pommes de terre et la perdrix au chou.

C’est à vous, amis les légumes, à vous les épinards, les carottes, les artichauts, les tomates, les laitues, à vous qui me donnez vos tiges, vos racines, vos feuilles, vos bourgeons, vos tubercules, à vous qui me donnez force et santé que je tire mon chapeau et vous fais la révérence !

1 commentaire Répondre

  • Christiane D. Répondre

    J’adore ce texte, on s’y croirait, on sent les parfums, les goûts,les odeurs. Petite, il y avait derrière chez ma grand mère à Uccle (mon chez moi aujourd’hui) un immense potager tenu par un Mr, Mr Segers. Il me connaissait bien et régulièrement j’allais lui tenir compagnie, l’écouter me parler de son potager, comment cultiver, faire pousser fruits et légumes, puis les saisons des légumes. la plupart du temps je repartais avec un petit panier rempli de légumes et de fruits, ils savaient ceux que j’aimais ! c’est probablement grâce à lui je suis une mangeuse de légumes plus qu’autre chose, non je ne suis pas végétarienne mais j’aime les toucher, les sentir, les préparer et les manger, ils sont comme des amis. Tout comme toi, Frida, j’aime les marchés avec ses couleurs, ses parfums. Merci,tu as fait resurgir le souvenir du potager de Mr. Segers, maintenant il n’y a plus que des maisons !tout comme toi, je dis bravo à tous ces beaux petits légumes qui enchantent nos assiettes et aussi à la renaissance de légumes oubliés !

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