J’ai quatre ans. Nous quittons l’appartement pour nous installer dans une maison.
Je connais enfin les grands espaces : ma rue, le square qui jouxte la maison, le parc, les champs de fleurs de l’horticulteur, notre voisin, les potagers.
Je peux rouler, en toute liberté, avec mon vélo à trois roues jusque tout au bout de la rue, je peux promener ma poupée dans son landau.
Petit à petit, je fais la connaissance des enfants de mon quartier et je lie conversation avec les "ketches" de la cité jardin. En leur compagnie, j’apprends une langue inconnue : le flamand ou plus exactement le patois flamand.
Les garçons m’apprennent à jouer aux billes, à manier le sabre de bois, à faire des bulles de savon, les plus grosses possible, en soufflant dans une pipe en terre. Sur le pas de la porte, je joue à la dînette avec les filles, mes amies. Nous échangeons nos poupées, nos bijoux, nous images, nos secrets. Assises en rond, nous chantons des comptines ou faisons des rondes dans le square. Les "grandes" dansent à la corde ou jonglent avec les balles en les lançant contre le mur "qui est si dur".
J’ai quatre ans et ne fréquente pas encore l’école, ma voisine. J’apprends sur le terrain : à présent, je respecte mes d’un jeu, je suis à l’écoute de l’autre, j’apprends à partager, je dialogue, je chante et danse, j’observe et je découvre, je corrige mes maladresses.
Je prends des baffes et les rends bien ! Je me dispute et me réconcilie. Je suis confrontée à la jalousie, au mensonge, à la convoitise, à l’hypocrisie, au chagrin, au bonheur.
Je découvre la Vie.
Enfant unique, vivant en vase clos dans un appartement jusqu’à l’âge de 4 ans, j’étais, pour mes parents, la 8e merveille du monde et pour rien au monde, je n’aurais osé les contredire.
Mon petit format passait, à ses yeux, pour un premier âge prolongé. Mais il y avait une autre vérité. Elle aimait me porter sur les bras, me lancer dans les airs, me rouler dans les coussins du divan. Avec papa, je découvrais les livres, les gravures qu’il déroulait le soir pour me les raconter. Je l’accompagnais à des expositions de peinture, chez les bouquinistes et les antiquaires et je déambulais à ses côtés dans les rues et les parcs bruxellois.
Mais il y avait une autre vérité.
Mes amis qui partageaient mes jeux, je les regardais. Comme ces filles, qui dansaient à la corde, étaient belles, agiles, aériennes ! Comme ces garçons, étaient forts, intrépides, téméraires !
Devant ces dieux de chair et d’os, je perdais mon intelligence, mon savoir universel, ma force, mon adresse féline, mon élégance de cœur, ma beauté.
J’avais rencontré mes vrais juges, mes contemporains, mes pairs.
Je n’en revenais de me découvrir par eux. Je n’étais ni merveille, ni savante, ni adroite, ni athlétique. Je n’étais qu’une petite chose qui se fondait dans la masse et qui n’intéressait personne.
Le soir, je retrouvais mon lit, mon havre.
En rêve, je me vengeais de la souffrance du jour, par le massacre d’une armée de danseurs à la corde ou d’une chevauchée de mousquetaires.
Au réveil, la réalité reprenait son cours. Je replongeais dans la Vie. La vraie : la vie de la rue.