Tous les matins, en période préscolaire, mon père me conduisait en tram jusqu’à la chaussée de Forest où résidaient mes grands-parents maternels. Mon grand-père était « monteur en bronze » et il montait ses lustres dans un atelier qu’il avait aménagé dans la cave du 125. On y voyait clair grâce à une verrière où il avait entreposé ses outils. La pièce attenante à la verrière abritait une petite forge. Ce qui me fascinait c’était le chalumeau à deux branches et le charbon qui rougeoyait quand on y lançait la flamme du gaz et de l’oxygène. Mon grand-père m’avait initié à la soudure et on m’avait aidé à confectionner ce qu’il appelait un sous-marin. C’était en réalité une pièce de cuivre avec un soi-disant périscope qui ne flottait jamais.
Mon grand-père fabriquait ses lustres tout seul et, tandis que monté sur un tabouret, je tripotais la forge, il me tenait de grands discours. Sa prose devait être de la politique qu’évidemment je ne comprenais pas. Et pour cause : il s’agissait de notes et commentaires sur le socialisme. Je sus, bien plus tard, qu’il avait lutté avec les ouvriers pour l’obtention du suffrage universel et qu’il était une figure emblématique de la maison du peuple à Saint-Gilles (qui est toujours située au Parvis). Il avait été remarqué par des révolutionnaires russes qui l’avaient envoyé suivre des cours à l’institut Solvay. Le grand industriel de la soude avait en effet ouvert une école de hautes études destinée à l’édification de l’élite ouvrière. Je sais peu de choses du rôle de mon grand-père à l’Institut Solvay. Mais j’ai retrouvé un livre annoté de sa main, édité par ledit institut et qui avait pour titre "L’évolution industrielle en Belgique » par J. LEWINSKI — Institut Solvay — 1911".
A midi, nous remontions au rez-de-chaussée pour déguster les petits plats mitonnés par ma grand-mère. Comme en ce temps il n’y avait pas de frigo, ma grand-mère faisait tous les jours ses achats au marché du Parvis de Saint-Gilles. Elle pourvoyait certains maraîchers en papier journal (très souvent « Le Peuple » dont j’étais chargé de découper le titre rouge). Bonne-maman discutait âprement des prix. Plus tard, je fus atterré de voir que ma grand-mère ne savait ni lire, ni écrire. Tandis que bon-papa suivait les cours de l’Institut Solvay, elle était restée la parfaite analphabète de la condition ouvrière.
L’après-midi, on me conduisait chez mes grands-parents paternels. Retraités, ils habitaient également Saint-Gilles, mais occupaient une maison de maître, rue Hôtel des Monnaies. En vérité, ma tante Henriette qui habitait là, également, mais qui ne travaillait pas, avait trouvé dans mon éducation un champ d’activité tout-à-fait à sa portée. Mieux, elle consacrait toute sa journée à perfectionner les maigres connaissances que pouvait accumuler un enfant de six ans. Ainsi, elle avait acheté des livres tels que « Le Prince » de Machiavel et le « Télémaque » de Fénélon. (Je me souviens vaguement de ces récits).
Le soir, ma grand-mère ou ma tante me reconduisait avenue Jupiter où je retrouvais mes chers parents – s’ils étaient là. En réalité mon père, quand il avait les soirées libres et qu’il ne revenait pas trop tard de son bureau, me lisait les aventures de Robinson Crusoé ou l’histoire d’Ali Baba et des quarante voleurs. Inutile de dire que ces récits m’intéressaient plus que Télémaque ou Machiavel.
Pour contrer les idées de grandeur de ma tante, mes parents se décidèrent à m’inscrire à l’école communale n° 4 de Saint-Gilles, chaussée de Waterloo (rasée depuis et remplacée par une station de métro). La raison fondamentale de ce choix était que l’école communale ne pouvait être que l’institut par excellence de l’éducation ouvrière, à des années-lumière des idées pédagogiques élitistes de ma tante. Il n’empêche : je dus me dire qu’après tout, mes grands-parents jouissaient d’une certaine aisance grâce au négoce de lustres ou de chaussures.
Je pus me demander cependant pourquoi j’étais balancé entre grands-parents maternels (le matin) et ma tante (l’après-midi).
Dans l’ensemble, c’était assez enrichissant, mais beaucoup de camarades, quoique de condition modeste, retrouvaient leur mère au sortit de l’école. Moi pas. Et j’en étais quelque peu frustré. Je compris bien plus tard que mes parents avaient acheté la maison de l’avenue Jupiter à crédit et qu’ils devaient rembourser l’emprunt. C’est une des raisons pour laquelle ma mère travaillait et revenait assez tard. J’ai déjà dit qu’elle dirigeait les laboratoires Campbell d’une main de fer et qu’elle se devait de quitter le bureau la dernière. Je me souviens que vers six heures du soir, ayant fini mes devoirs, je prenais ma trottinette et j’allais attendre ma chère maman au terminus du tram 48, place de l’Altitude 100. Je recevais alors un chocolat « Jacques » dont je collectionnais les chromos.
Quand je dis « collectionnais », ce n’était pas tout-à-fait exact.
J’avais vite compris que beaucoup de mes petits camarades étaient atteints du virus de la collection. Je vendais une image pour quelques centimes. Il y avait les chromos de chocolat mais aussi de simili médailles et surtout à un certain moment (ce devait être vers 1936 ou 37), les bagues de cigare. Un de mes camarades avait un album plein de bagues de papier « Flor Fina » qui faisait l’admiration de tous. Tout le monde dans ma classe voulut avoir sa collection de bagues. C’était aussi l’époque où Hergé avait publié son album « Les Cigares du Pharaon » Avais-je déjà l’esprit mercantile ? Je parvins à soutirer de mon grand-père maternel sa réserve (peu importante) de cigares dont je retirai précautionneusement les bagues. Je vendis mon trésor à un camarade pour la somme fabuleuse de vingt-cinq centimes. Mais après ? Je n’avais plus de marchandise dans mon fonds de commerce. A part le grand-père, personne ne fumait dans la famille.
J’eus une idée lumineuse : en attendant maman à l’arrêt du tram, j’observai les messieurs qui allaient acheter leur journal à la librairie ! Certains de ces vieux messieurs fumaient le cigare. Je me décidai à aborder l’un de ces quidams et lui demandai s’il pouvait me donner la bague de son havane. Cela parut fort amuser mon interlocuteur qui m’invita à venir chez lui, avenue Victor Rousseau. Je m’y rendis, rangeai ma trottinette dans le couloir de sa maison. Je découvris ensuite au salon la plus fabuleuse collection de Havanes qu’il me fut donné de voir. En riant dans sa moustache, mon hôte m’autorisa à dépuceler tous ses cigares. En partie et par précaution, il le fit lui-même. Je revins à la maison, riche d’un fabuleux trésor et fier comme Artaban. De reconnaissance, j’avais précisé à mon pourvoyeur que j’étais en trottinette et que je pouvais éventuellement faire quelques courses pour lui.
En entendant le récit de mes aventures, mon père se fâcha fort et me fit un sermon : on n’entrait pas dans la maison de vieux messieurs, même sur invitation et même pour chercher des bagues de cigares. Il dut quand même rire quand il dit à ma mère : « Ton fils a fait des offres de service à un voisin du quartier, et en trottinette encore ! » Moi, je ne voyais pas ce que mes petites aventures pouvaient avoir de drôle ni de dangereux.
Machiavel, Télémaque et les dangers des bagues de cigare... décidément les grandes personnes avaient des idées bizarres !
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J’ai adoré ce texte Christiane, on entend le petit garçon qui parle. L’histoire de courses en trottinette m’a bien fait rire. En fait tu étais très débrouillard et tu avais déjà le sens des affaires. je te vois si bien en culottes courtes sur ta trottinette serrant ton butin précieusement. Une texte très vivant et plein de fraîcheur, une description précise sans être ennuyeuse de ton entourage, de ton tiraillement entre grand parents et tante. j’ai aussi aimé la référence au Prince de Machiavel et Télémaque pour un enfant de 6 ans, elle ne devait pas savoir ce qu’était un enfant ta tante, en a-t-elle jamais eu.
Bravo Christian
Christiane de ton atelier