Aujourd’hui, je termine la lecture d’un livre de Sylvie Germain, un auteur dont j’ai souvent apprécié les écrits. Son livre : « Le monde sans vous » parle de la vie et de la mort de ses parents, De ce qui reste après la mort, de ce qui s’estompe au fil des jours, de comment faire resurgir des souvenirs. Ecrire ma vie participe un peu à cette envie de rappeler, de remettre en mémoire, de redonner vie en quelque sorte.

Je vais d’abord me remémorer la façon dont j’ai vécu la mort tout au long de ma vie.
A 2 ans 1/2, j’ai été à deux doigts de mourir dans les caves, au cours de l’offensive allemande, en hiver 1944-45. A cet âge-là, on a peur du bruit, du noir, des loups peut-être, des colères et de l’angoisse des proches mais on n’a pas peur de mourir.

J’avais 7 ans quand ma Bonne-Maman, qui alors habitait avec nous, est morte. Je n’ai aucun souvenir de cette mort, peut-être un peu de la douleur de Maman. L’absence de Bonne-Maman que nous aimions beaucoup, ajoutée au chagrin de Maman, je suppose l’avoir ressenti comme dans toute famille endeuillée mais je ne m’en souviens pas bien.

Par contre, je me souviens très bien des rites liés à la mort dans notre coin d’Ardenne. Chaque mort était annoncée par le glas. La cloche de la chapelle résonnait dans tout le village, d’un rythme lent et lugubre. Je l’entends encore. Mais des rumeurs circulaient de maison en maison : « Le docteur est allé chez Dumont . Monsieur le Curé l’a suivi. C’est pour Camille » Entre le décès et l’enterrement, la coutume voulait que le chapelet soit récité dans la chambre mortuaire, chaque soir, par une bonne part des habitants du village. C’est Romain qui entonnait en égrenant son chapelet. L’assemblée répondait. J’y suis souvent allée durant mon enfance et comme les enfants se placent naturellement devant les grands, je me rappelle avoir été confrontée de près au visage du mort. Car le mort reposait sur deux tables installées en lit : Sous sa tête, on plaçait un bel oreiller et sur son corps, les plus beaux draps brodés et le plus beau couvre-lit que la famille ait trouvé. Le long temps d’un chapelet récité nous donnait l’occasion de scruter le visage du cadavre : les paupières collées sur l’iris, les narines grandes ouvertes, les lèvres serrées, les vieilles mains croisées où on avait enroulé un chapelet.
J’allais volontiers à cette récitation du chapelet. J’ânonnais les Pater et les Ave. Je n’avais pas peur des morts. C’était des vieux du village qui venaient de mourir et c’était normal.

Mais la mort ne frappe pas que les vieux. J’avais 15ans et j’étais en pension à Bastogne. C’est mon parrain, le plus jeune frère de ma mère, qui mourut à 45ans d’une tumeur au cerveau. Il s’était marié tard et avait 4 jeunes enfants de 8 à 2ans. Ce fut mon premier vrai chagrin. Je pleurai beaucoup sur le sort de mon parrain mort trop jeune, mais aussi sur mon sort de jeune pensionnaire, d’adolescente mal dans sa peau.

Deux ans plus tôt, j’avais aussi appris la mort accidentelle de Ghislain, jeune homme de 14 ans, guère plus âgé que mon frère mais qui, lui, devait déjà travailler pour aider sa grand-mère qui l’élevait. La grande faucheuse est parfois terriblement cruelle. Peu à peu j’en prenais conscience.
Les années passent. Je suis maintenant institutrice dans mon village natal. Parmi mes élèves : quatre familles d’orphelins de père ou de mère dont mes cousins. Un autre drame de ces années-là : le petit Benoît rentre chez lui après l’école. Sa mère l’attend de l’autre côte de la grand-route. Il traverse en courant et en quelques secondes une voiture le tue sur le coup et fait basculer toute une famille dans le drame. Il n’était pas dans ma classe mais chez les petits. Moi, j’avais les grands dont ses deux frères aînés. Normalement, ils repartaient chez eux à trois mais ce jour-là, j’avais prolongé la classe de quelques minutes. Terrible fatalité qui m’avait plongée dans un sentiment de culpabilité.

Quelques années plus tard, j’habite à Bruxelles. Mes parents vieillissent, surtout mon père qui a beaucoup fumé et qui ne consulte jamais le médecin. Il est retraité, s’occupe de son potager, de ses ruches, mais à part ça, marche trop peu et somnole de plus en plus. Ses artères sont certainement en mauvais état. Il n’a pourtant que 66 ans. Ce matin de juillet 1970, ce sont les vacances et je suis revenue les passer chez mes parents qui vivent maintenant seuls.

Ma sœur aînée et sa famille sont installés à quatre cent mètres de là. Ce matin-là donc, ma mère était absente et j’étais seule avec Papa. Vers 10h du matin, je trouve qu’il prolonge anormalement sa grasse matinée et je vais le réveiller, surtout qu’il y a des lapins qui se sont égaillés dans la prairie, et qu’il faut les récupérer au plus vite. Je le trouve allongé sur le dos dans son lit, déjà raidi par la mort. C’est un infarctus qui l’a foudroyé pendant la nuit. C’est une belle mort a-t-on dit pour se consoler mais c’était quand même trop tôt pour partir. Avant de fermer son cercueil, le croque-mort nous a-t-il proposé d’embrasser Papa une dernière fois ? Je ne sais plus. J’ai voulu le faire mais ce geste m’a glacé le sang et je me suis reculée en disant : « C’est froid ! » Ce fut la première et la dernière fois que je posai mes lèvres sur le visage d’un mort. C’est aussi à l’occasion de la mort de mon père que j’ai pensé : Papa n’est ni au paradis, ni au purgatoire, encore moins en enfer. Il n’est plus nulle part. Je n’ai jamais pensé qu’il pouvait encore nous voir, nous protéger ou quoi que ce soit d’autre. La religion m’avait imprégnée de cette croyance mais là, à 28 ans, je n’y croyais plus.

Maman vécut très mal son veuvage. Elle souffrait de solitude dans sa grande maison un peu à l’écart. On lui chercha un appartement à louer au cœur du village et là, peu à peu elle se consola et même elle profita gaiement de son indépendance. Mais plus tard, elle retomba dans une dépression qui dura plus d’un an. Il lui arrivait d’évoquer le suicide mais paradoxalement elle nous disait avoir peur de mourir. Elle s’en sortit enfin. Elle était à nouveau heureuse de vivre et de s’adonner à ses activités de vieille dame : des excursions d’un jour, de courts séjours chez moi à Bruxelles, chez mon frère à Liège, chez ma jeune sœur à Marloie. Au village, elle allait chez ma sœur aînée pour aider au repassage et au raccommodage. Elle rendait visite à ses vieilles amies en maison de repos. Elle faisait un peu de tricot, elle lisait son journal et surtout elle adorait les visites. Un jour, elle s’inquiète d’un kyste au sein. C’est un cancer. On l’opère, elle subit des rayons à Namur et elle s’en remet. Apparemment seulement. Elle mourra à 86 ans à la clinique de Bastogne.

Comme pour Papa, je ne l’imagine nulle part. Ils sont tous les deux vivants dans mon cœur et présents dans mon esprit. J’y pense souvent, surtout depuis ces ateliers d’écriture. Ils nous ont élevés avec leurs forces et leurs faiblesses, leurs richesses et leurs failles. Entre autres choses ils nous ont légué l’esprit de famille, l’envie de rester en bonne entente.

Comment parler de la mort sans parler des cimetières ? Là où sont enterrés mes parents, c’est là que je voudrais être enterrée aussi. Pas tout de suite. Ma sœur aînée s’occupe de l’entretien de la tombe, comme Maman l’a fait longtemps. Chaque congé de Toussaint, je la conduisais pour la tournée des cimetières : Villeroux, ses cousins, Noville, le vieux cimetière ou reposaient ses aïeux, Remichampagne, d’autres cousins dont elle avait hérité, Libramont aussi, plus rarement. On emportait un sarcloir, un râteau, quelques fleurs.

Mes parents avaient été émus par une lettre reçue de Kassel en Allemagne : la mère d’un soldat allemand enterré dans le grand cimetière militaire situé à cent mètres de chez nous, demandait qu’on aille fleurir sa tombe. Elle joignait à sa lettre les D.M. nécessaires. Nous l’avons fait longtemps, aux dates précisées par cette Madame Falke. Ce cimetière militaire est un bel endroit arboré. On s’y rend parfois pour la promenade. Comme il m’arrive d’aller déambuler dans le cimetière d’Ixelles qui est à deux pas de chez moi.

Est-ce que je pense souvent à la mort ? Non.
Est-ce que j’ai peur de mourir ? Non. J’ai évidemment très peur de la souffrance et de la déchéance physique. Je n’ai pas encore rédigé de testament, ni précisé par écrit mes volontés en ce qu concerne ma mort.
Ce soir il est temps que j’arrête ce chapitre qui à rempli mes pensées durant ces trois derniers jours. Le prochain sujet sera plus léger, je le promets.

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