– Tu joues au bèbè ?
– T’en as un ?
– Oui, regarde, un tout nouveau qui glisse bien.
J’exhibe un superbe morceau de bois bien lisse ; il ne quitte jamais ma poche durant la période du bèbè. Nous traçons sur le trottoir, à la craie, des carrés superposés numérotés jusqu’à huit. Le numéro neuf est le paradis. On lance le bout de bois dans un carré, puis en sautant sur un pied on va d’une case à l’autre, en évitant celle où se trouve le bèbè qu’on récupère au passage, sans toucher les lignes ni perdre l’équilibre. La partie se gagne surtout par l’habileté à lancer le bèbè au bon endroit.
En France ce jeu s’appelle la Marelle, à Liège le Tahè, à Bruxelles le Bèbè. Les filles s’y amusent pendant des heures et, si un garçon vient se joindre à elles, c’est parce qu’il n’a pas trouvé de copain disponible pour les billes ou le ballon.
Dans la rue, nous sommes une petite bande d’enfants du même âge à jouer le plus souvent à l’extérieur, à profiter de cet espace naturel qui nous semble sans limites et sans danger. Le quartier est situé en lisière de campagne. Aucun perturbateur, pas de voiture. Parfois les charrettes à cheval des fournisseurs.
– Allez jouer ailleurs. Regardez ce que vous avez fait…
Certains propriétaires hostiles ne supportent pas que l’on salisse leurs trottoirs déjà éprouvés par le passage continu des patins à roulettes, jeu dans lequel nous sommes passés maîtres. Les roues en métal griffent les pavés et le bruit agace les oreilles sensibles.
– Chiche que tu n’oses pas sonner à la porte du tailleur.
– J’ose pas c’est toi qui le dis. Je l’ai déjà fait.
– Oui mais aux trois sonnettes en même temps …
– D’accord mais ne me laissez pas tomber, hein ?
– Vite vite courez… elle a sonné…
L’émotion, la peur d’être pris sur le fait et la fierté d’avoir osé se mêlent alors au plaisir d’imaginer la tête de la victime que nous n’avons jamais l’occasion de guetter tant nous sommes pressés de nous sauver.
Nous avons choisi un terrain vague de la rue Thiernesse. Un début de fondation pour une future maison a laissé béant un énorme trou. Cet endroit est pour nous un lieu d’escalade et la base d’un campement pompeusement baptisé « le kot » grâce à une cabane située au fond du terrain. Elle sera rapidement transformée en « Q.G. » (Quartier Général ). Toutes les décisions concernant « la bande », les jeux, les batailles avec les gosses des autres rues, les escapades vers le bois du Scheutbos, se déroulent au « kot ».
La trottinette est très appréciée : deux roues aux gros pneus en caoutchouc, jointes par une planchette sur laquelle peuvent facilement se placer deux enfants. Un guidon, hélas sans frein, nous permet de diriger l’engin dans les virages. Le pied commande l’accélération et les manœuvres de blocage. Nous participons à des courses de vitesse autour du pâté de maisons où nous sommes autorisés à nous déplacer.
Et puis catastrophe … Un jour de course particulièrement effrénée privilégiant les dénivellations de certains trottoirs, mon frère et moi, à deux sur la trottinette, ne pouvons esquiver l’obstacle : chute spectaculaire sur le sol rugueux.
Pendant les mois d’été, les plus grands organisent des joutes de « balle-chasseur ». Il faut être nombreux. Chaque camp doit atteindre avec le ballon les jambes de ceux du camp adverse. C’est l’occasion de faire la paix avec les gosses de la rue Jacques Manne, qui ne ratent aucun prétexte pour nous provoquer et saboter les installations du kot. Ensuite ce sont les parties de cache-cache palpitantes au milieu des champs qui s’y prêtent particulièrement.
Les filles sortent leurs poupées. Les petites mamans les câlinent, échafaudent des histoires de maladies, de problèmes scolaires, de punitions sévères. Elles reproduisent en quelques minutes tout le quotidien des parents. Pour ma part je possède un superbe landau de style anglais dans lequel j’installe mon bébé préféré bien au chaud sous un remarquable couvre-lit garni de broderie anglaise.
Nous faisons aussi des concours de dextérité à la balle. Nous en lançons une ou deux à la fois contre un mur en réalisant une série de figures compliquées. Nous mesurons l’habileté des mouvements et confrontons les progrès de chacune :
– Regarde …Regarde…
J’avoue que je m’exerce régulièrement en solitaire afin de ne pas perdre la face…
La corde à sauter connaît par périodes un franc succès. Nous passons des heures et des heures à faire des bonds de plus en plus hauts ou à tourner la corde rapidement, exécutant différents moulinets et fantaisies acrobatiques.
Puis vient le temps du cerceau qui nous fait courir à perdre haleine. Mon cerceau est en bois, léger et de belle circonférence, exigeant une grande vélocité. A l’aide d’une baguette, je le fais rouler, rectifie la trajectoire, accélère ou ralentis le rythme. A cette époque nous ne pensons pas à le faire tourner autour de la taille.
Mon frère et moi avons la permission de sortir avec le phonographe portatif. C’est une valisette « La voix de son maître » qui permet, après avoir actionné la manivelle, de faire tourner des disques 78 tours en gomme laque.
Evidemment ils sont très vite griffés ce qui provoque la répétition ininterrompue de la dernière parole chantée. Assis en rond, nous écoutons avec ravissement Charles Trenet et Maurice Chevalier : Y a d’la joie… Un maçon chantait une chanson… Prosper youp la boum Je suis swing…, dernière chanson à la mode de Johnny Hess.
Les 78 tours doivent être manipulés avec douceur : ils se cassent au moindre choc et la chaleur les fait fondre et les déforme. Les aiguilles de phonographe s’usent très vite et abîment les fragiles sillons. Si la manivelle n’est pas tournée à fond, la vitesse de lecture ralentit et l’audition devient pénible. Toutes ces précautions ne sont pas toujours respectées mais n’altèrent nullement notre plaisir.
Chaque parent a une façon particulière de nous appeler quand l’heure est venue de réintégrer nos domiciles. Mon père siffle vigoureusement dans ses doigts : un long appel ininterrompu. La petite Monique répond sans tarder à un sifflement de sa maman modulé en plusieurs tonalités. La mère de Loulou utilise un sifflet de scout.
Le soir, je m’endors en repensant aux jeux de la rue. Ce sont alors mes parents qui passent des heures à jouer au « jacquet », englobé dans un beau coffret en acajou à l’intérieur recouvert de feutre vert. J’entends le roulement caractéristique des dés et le déplacement sonore des pions en bois dans les cases. De temps en temps, l’exclamation approbative d’un beau coup me confirme que ce jeu-là doit être passionnant. J’ai envie d’être un peu plus grande pour en profiter moi aussi. Un fond musical rythme la soirée : Charles Trenet chante « Y a d’la joie, y a d’la joie par dessus les toits… »