Ah, ces histoires contées par un Papa aimant ! Et ces pages tournées par une enfant ravie d’entendre les mots qui racontent ! Parmi tous les livres de mon enfance, il en est un dominant tous les autres : « Mitchi l’ourson » ! Unique par sa taille, ses héros, son intrigue. Savoureux par ce jaillissement d’émotions provoquées tout au long de la lecture. L’intrépide « Mitchi » m’entraînait au cœur de la forêt, à la rencontre d’un univers magique où petites et grosses bêtes se côtoyaient, s’entraidaient, se fuyaient, se dévoraient. Avec ce livre, m’a-t-on dit, j’accrus mon vocabulaire. Je me mis aussi à construire mes premières phrases. Sous forme d’onomatopée ou de mot solitaire, je nommai mes sensations de peur, surprise, enthousiasme, désappointement. Je m’appropriai ainsi l’histoire autant que son support, le livre.
A cette époque, les albums jeunesse ne figuraient dans aucune bibliothèque. Pas plus, bien sûr, que les animations autour du livre illustré. Heureusement, à la maison, il me suffisait d’ouvrir une armoire pour découvrir petits « livres d’or », contes de Grimm ou de Perrault, albums du Père Castor… Il arrivait aussi qu’un conte pour adulte soit lu aux trois petites filles assises ci et là autour du père qui doucement entamait la lecture de Maeterlinck ou d’Alphonse Daudet. Parfois, mon père qui voulait s’amuser nous lisait une fable bruxelloise comique mais surtout vibrante de cet accent marollien parfaitement mis en scène.
Comme j’étais éprise de livres dès le plus jeune âge, mes parents n’hésitèrent pas à m’inscrire en première année alors que j’allais seulement fêter mon cinquième anniversaire. Le matin du 15 septembre 1952, j’enfilai pour la première fois cette sombre robe marine qui, pour rester nette, serait dès mon arrivée à l’école, couverte d’un grand tablier noir. Oscillant entre fierté et réserve, je fis mon entrée dans la classe de Mère Saint Antoine de Padoue. Une trentaine de fillettes et une petite dizaine de garçonnets étaient assis là, chacun à son banc, silencieux, attentifs.
L’apprentissage des six voyelles serait rapidement suivi des premières consonnes. Au rythme d’un métronome, nous lisions, à tour de rôle, les petites phrases stéréotypées des manuels scolaires : Remi a une rame. Papa fume la pipe. Léa garde le bébé… Pas question d’ânonner ! Il fallait suivre la mesure du petit instrument à pendule en déchiffrant les syllabes, voire les mots, avec exactitude et rapidité.
En fin de semaine, quand la maîtresse avait perçu notre bonne volonté mais aussi notre capacité à intégrer nouvelles lettres, nouveaux sons, nouveaux vocables, nous étions honorés d’une belle carte dorée accompagnée d’un TB en lecture. Nombreuses furent mes cartes d’excellence durant cette année. Peu importe si les années suivantes, elles prirent la couleur rose ou verte ! Au son de cloche signalant le retour à la maison, je rangeais méthodiquement ce trésor dans la petite poche avant de mon cartable. Arrivée chez moi, alors que je n’avais pas encore retiré écharpe et manteau, je brandissais, éclatante de lumière, mon trophée. A cet instant, j’oubliais tous mes efforts. Seuls restaient l’ivresse de l’apprentissage, le réconfort du résultat et le sourire heureux de mes père et mère.
Vite, je fus récompensée de ces progrès. En effet, mon père ne tarda pas à mettre dans mes mains la littérature de la Comtesse de Ségur. Les malheurs de Sophie ouvrirent la série. Aussi désuète que puisse apparaître aujourd’hui cette écriture, je mordis à pleines dents dans tous les romans de cette écrivaine. Ses héros devinrent mes compagnons de jour et de soirée. Qu’ils prennent la tenue de petites filles modèles ou d’une autre capricieuse, qu’ils surgissent en femme autoritaire ou en général moustachu, qu’ils se complaisent en cousin fidèle ou en diablotin, tous me fascinaient, me transportant de l’auberge au château, de la route à pied à la diligence, de la crainte du fouet aux éloges bienfaisants. La collection ne fut pas suffisamment étoffée pour combler ma soif d’aventures et de relations imagées. Tous ces bouquins furent lus et relus. Parfois cachés sous la couverture quand mes parents jugeaient qu’il était trop tard pour garder la lumière allumée.
Ainsi vint l’heure du camouflage. Dans les années qui suivirent celle où la lecture de tous les phonèmes fut rendue accessible, je me désintéressai progressivement des autres apprentissages. Plutôt que d’étudier mes leçons, je saisissais mon roman qui, lorsque ma mère arrivait intempestivement dans ma chambre, glissait adroitement sous d’autres livres sortis tout droit du cartable. Ce petit scénario resta toujours inconnu à d’autres que moi. Précieux souvenir d’un temps géré comme je l’entendais, hors de toute directive, tout ennui, tout contrôle. Mieux, je me sentais soutenue par ce passé encore proche où mon père avait tout mis en œuvre pour me donner le goût des mots, des histoires, des livres. Je ne voyais donc aucun inconvénient à tricher de la sorte.
Des collections entières défilèrent sous mes yeux. L’une d’entre elles, « Belle Humeur » portait un nom éloquent, capable d’évacuer toute lassitude, morosité, austérité. Certes, les livres furent mes compagnons les plus fidèles. Grâce à eux, je ne me sentais jamais vraiment seule. Ma capacité d’identification était sans mesure. Avec aisance, je me retrouvais dans tel personnage ou face à lui, dans telle réplique ou en réponse à celle-ci, au cœur de telle aventure ou discrètement aux côtés de ce qui se vivait. Certains héros avaient mes faveurs : l’enfant démuni, le jeune espiègle, la méchante femme, le professeur tyrannique. Tout mon rapport à l’autorité se jouait au cœur de ces histoires que je buvais comme du petit lait.
Vint le jour où mon père jugea que je pouvais aborder une autre littérature. Le passage se fit douloureusement. Suscitant, au départ, peu d’émotions, ces nouveaux romans me laissèrent dépitée. Jusqu’au moment où je découvris Cesbron, Bazin, Mauriac. Avec eux, je retrouvais mes héros préférés. Quel soulagement ! L’adolescente que j’étais devenue n’était pas abandonnée par les Grands de la littérature française. Et le goût de la lecture reprit doucement …Tantôt encouragée par un livre passionnant, tantôt désenchantée par une contrainte scolaire.
Dois-je rendre grâce à cette époque où ni la télévision, ni les jeux vidéo, ni l’Internet, ni les GSM ne pouvaient détrôner la passion du livre ? Dois-je imaginer que le livre serait passe-temps dérisoire si, en ce 21ème siècle, j’étais enfant ?
Aujourd’hui, entrer dans une bibliothèque ou une librairie est un plaisir. Acheter un livre est toujours un geste fort. Que ce soit pour moi ou pour l’offrir. Parmi tous les livres, les albums illustrés pour enfants occupent une place de choix. Quelle joie de voir mes petits-enfants me tendre un livre ! Quel régal de saisir leur visage tout ouvert à l’histoire qui se racontera ! Quel bonheur de sentir, au fil des pages tournées adroitement par leurs petits doigts, la relation de proximité qui se noue entre eux et moi ! Quel enthousiasme enfin quand je constate leur préférence, celle de la lecture au DVD !