Moment magique que mon entrée, à cinq ans, dans la grande école ! Ma vie de petite fille timide se transforma. Le kilomètre à parcourir, quatre fois par jour, sur un chemin caillouteux, la marche trop rapide des aînées, le gel, le froid, la pluie, le soleil ardent de midi, … peu m’importait ! J’allais apprendre à lire, écrire et calculer et j’y allais allègrement. Rien ne pouvait me rebuter !
Chaque jour, samedi compris, nous nous alignions, en silence, sur deux files, devant la porte de l’école des filles. L’institutrice, « très âgée », vingt-huit ans, faisait entrer les 4e, 5e, 6e années primaires et les élèves du 4e degré. Mon institutrice était plus jeune. Elle avait les cheveux coupés court, légèrement bouclés. Belle, elle était belle…
Nous suivions les grandes et nous entrions dans notre classe aux murs blancs chaulés. Face au tableau noir, de solides bancs en chêne, à deux places ; nous y accrochions notre mallette, légère, légère comme une plume, à une patère fixée à chaque flanc. Au-dessus du tableau, deux grands portraits encadrés : le roi Albert Ier et la reine Elisabeth.
Au centre de la classe trônait un énorme poêle cylindrique, en fonte, astiqué à la mine de plomb. Le tuyau du poêle, retenu au plafond par des fils de fer, traversait la classe et récupérait une partie de la chaleur dégagée. Alimenté par du coke, ce poêle distillait, dès les premiers froids, une douce chaleur. Parfois, il refoulait et nous enfumait généreusement.
Lors des hivers toujours rudes, fortes gelées et épaisses couches de neige, seules les élèves habitant à l’extrémité du village étaient autorisées à rester dans la classe pendant le temps de midi. J’apportais des tartines au bon beurre, une pomme et un bidon de café au lait, bidon que je déposais sur le poêle, à 11 heures. Une heure plus tard, je me sentais une privilégiée, assise à côté des copines et … de l’institutrice que j’adorais. Pur bonheur ! Ce poêle à charbon a toujours évoqué, dans mon cœur, une ambiance de chaleur humaine, de souvenirs heureux et de bonheurs simples.
Mais ma vie en classe ne fut pas sans mésaventures … Ce jour-là, la cloche sonne la fin de la récréation et, en silence, nous regagnons nos bancs où nous nous asseyons, bras croisés. Subitement, la petite timide que je suis lève, discrètement, le doigt …
– Que veux-tu ? demande l’institutrice.
– Puis-je aller aux toilettes ?
– Non.
J’ose plus. Main tendue, je secoue le bras énergiquement.
– Puis-je aller aux toilettes ?
– Non. J’ai déjà dit NON. Vous deviez y aller pendant la récréation.
Sa voix autoritaire et son « vous » me sont insupportables. Et j’ose l’impensable ! Je quitte ma place sans faire de bruit. Je m’accroupis à côté du banc. Je glisse ma culotte sur mes chaussettes et … une petite fontaine coule sur le carrelage. Quel soulagement ! La mare s’étend et arrive sous les semelles de mes chaussures. Vessie dégonflée, je me sens mieux. Je me glisse discrètement dans mon banc. Vingt paires d’yeux m’observent dans un silence stupéfait. Mademoiselle, debout sur l’estrade, a tout vu. Sans un mot, elle s’empare de la serpillière, éponge l’urine, jette le torchon dans la bassine d’eau de pluie située à côté du tableau noir. Anxieuse, gênée, j’attends… Rien, la maîtresse distribue le travail. Tout semble oublié. Ouf ! Un pipi sur le carrelage de la salle de classe ! Du jamais vu de mémoire d’institutrice !
Je ne fréquentais jamais les cabinets de toilette de l’école, de véritables repoussoirs olfactifs et visuels. Mes copines et moi préférions « prendre nos précautions » sur le chemin de l’école. Nous nous cachions au bord d’un talus ou derrière un gros peuplier. Par crainte d’être aperçues par l’un ou l’autre garçon, les filles faisaient le guet à tour de rôle. Mais ce jour-là, mon exubérance pendant la récréation avait exagérément gonflé ma vessie, la vessie trop petite d’une fillette de six ans qui voulait pourtant devenir une élève modèle…
J’appris à lire sans grandes difficultés. Certes, pas du jour au lendemain mais progressivement grâce à un syllabaire et à la patience de l’institutrice. Dernières pages du livre : x, y, z.
« Maxime hèle un taxi de luxe, Polydore est myope, Zoé a vu le zébu… »
Quel charabia ! Mais je le déchiffrais aisément, heureuse, chaque soir, de confirmer mes progrès devant des parents encourageants.
Par contre, l’apprentissage de l’écriture ne fut pas une sinécure.
Les exercices de pré-calligraphie se réalisaient avec une touche fragile, effilée sur une ardoise en carton pressé, aux faces recouvertes d’un enduit noir, dur et rugueux. Jamais je n’eus la joie de posséder, comme certaines, une ardoise plus lourde, en schiste. Il me semblait qu’avec un meilleur outil, plus onéreux, je n’eusse pas dû effacer mes gribouillis. A l’insu de l’institutrice, je crachais sur un minuscule chiffon. Ardoise mouillée, séchée, travail foutu, tout était à recommencer.
Après le tracé de petits bâtonnets obliques, de jambages arrondis vers le haut, vers le bas, … vint une étape plus aisée : les mêmes exercices préliminaires, avec un crayon bien taillé, dans « L’Ecolier », un superbe cahier neuf, à deux lignes. La gomme remplaça la salive mais lorsque celle-ci se trouvait souillée ou perdue, le travail en était-il plus soigné ?
Un jour, la maîtresse sortit de l’armoire une grande bouteille et versa, avec précaution, dans chacun des encriers de porcelaine blanche encastrés dans notre pupitre, une petite quantité de liquide bleu nuit. J’adorai l’odeur de l’encre. Au bout d’un porte-plume en bois, je fixai une plume Ballon en acier dont l’extrémité très fine était fendue. Je tentai d’imiter le modèle calligraphié à l’encre rouge dans la marge du cahier. Avec ce matériel tout neuf, le miracle devait s’accomplir.
Hélas, le zèle ne suffisait pas. Et pour cause ! Tremper la plume dans l’encrier, retirer la quantité d’encre nécessaire, ni trop peu, ni trop, afin d’éviter toute tache sur la page, empêcher les doigts encore malhabiles de glisser sur la plume, se tenir bien droite, appuyer sur la plume, écarter les deux becs pour les pleins puis la laisser glisser pour les déliés ne furent pas une évidence, même si je ne vécus jamais le cauchemar de l’une ou l’autre petite fille gauchère obligée d’utiliser la main droite.
Parfois, une compagne vous jouait une niche : elle plaçait un morceau de buvard rose dans l’encrier. Ne pas s’en apercevoir, c’était l’assurance d’un pâté informe, presque noir, sur la feuille blanche …
J’adorais lire et en classe, la lecture à voix haute figurait en bonne place … La mienne n’était guère expressive. Il m’arrivait de buter sur des mots et, par exemple, devant les grandes de 3e, hilares, de lire « feumm » pour femme, comme en wallon qui était la langue la plus usitée dans nos villages hesbignons.
Mes premiers livres scolaires furent des compagnons, des amis dont je ne me lassais jamais. « L’orphelin » et le souvenir des parents morts me faisaient pleurer. D’autres, tels « Les écolières modèles, Une fillette courageuse, La bonne petite ménagère, La fille de cœur, La petite mère … » ne me laissaient aucun doute sur les qualités demandées aux filles. Par contre, dans les livres de mon frère, les garçons y étaient dénicheurs, maraudeurs, imprudents, bruyants, sauvages, indisciplinés, …
Quant au calcul, par l’aide que j’apportais dans le commerce horticole de mes parents, j’avais dès mon entrée en première primaire, la connaissance concrète de la valeur des pièces de monnaie : les mastoques (5 centimes), les gros sous (10 centimes), les grandes pièces trouées (25 centimes), les demi-francs et les francs … et grâce à mon père autodidacte, passionné de littérature française et de poésie, j’avais mémorisé ces quelques rimes :
Un petit sou, c’est très peu,
Ça ne vaut pas le billet bleu,
Ni l’argent blanc, ni l’or jaunâtre ;
Mais, comme deux et deux font quatre,
Les sous entassés font de l’or.
L’économie est un trésor.
Ma pièce préférée était celle de 25 centimes que Maman m’offrait deux ou trois fois par année scolaire. Elle ne restait pas longtemps dans ma mallette. La boutique « à chiques » située non loin de l’école, m’attirait comme un aimant. Tourinne (Victorine), que les garçons du village appelaient la « Vieille Crotte », me donnait quatre bonbons : une hostie contenant de la poudre acidulée, un morceau de réglisse, un cuberdon et un lacet noir que je découpais en menus morceaux afin de les offrir à mes amies pendant la récréation.
A la maison, il ne fut jamais question de tirelire ou d’argent de poche, si ce n’est pour la kermesse. Par contre, l’épargne était une vraie valeur. Je possédai très rapidement un livret personnel de la Caisse Générale d’Epargne et … de Retraite !
Chaque lundi matin, l’institutrice assise derrière son bureau, perché sur l’estrade, appelait, une par une, les quelques rares fillettes qui détenaient un carnet d’épargne. Je me sentais à nouveau privilégiée. Dans la plus grande discrétion, je déposais sur la tablette, l’argent donné par mes parents : 5 francs ou 10 francs, parfois 20, en fonction de mes résultats scolaires. La maîtresse indiquait sur un formulaire les nom, prénom et les sommes reçues. Pendant la récréation, elle se rendait au bureau de poste situé à côté de l’école. Le préposé collait dans chaque carnet, des timbres spéciaux équivalents à la somme reçue puis il les estampillait. C’est ainsi que le pécule augmentait progressivement. Une fois par an, les intérêts de 2% y étaient ajoutés.
Or, un lundi matin, confuse, j’arrivai les mains vides, pas la moindre petite pièce ! Le samedi, en fin de journée, Papa avait signé mon bulletin hebdomadaire : un zéro sur dix pour un contrôle en calcul mental ! J’avais inscrit des réponses au hasard … sans calculer… De plus, la bonne élève toujours assise au premier banc, se vit rétrogradée au dernier banc. Parents et enseignants défendaient les mêmes vertus : obéissance, politesse, travail, économie …
Et je devins rebelle, insoumise. Je bousillais tous mes travaux. La petite timide se transformait en révoltée … bavardages, inattention, travaux bâclés … jusqu’au vendredi suivant… où le contrôle réussi me permit de réintégrer ma place de première….
Devenue adulte et institutrice, j’ai souvent pensé aux fillettes reléguées jusqu’à quatorze ans – fin, à l’époque, de l’enseignement obligatoire - dans le fond des classes… Absentes, passives, ne montrant nulle révolte. L’école fut, sans doute, pour elles une vraie souffrance ! Quant à moi, j’ai gardé mes vieux livres et mes cahiers jaunis d’école primaire. Ils cohabitent avec le petit matériel scolaire d’autrefois. Régulièrement, je les sors de leur enfermement afin de leur redonner vie car ils ont une âme et je les respecte.