En mars 1944, j’ai sept ans. Nous habitons à Schaerbeek, près de la plaine de jeux du Parc Josaphat. Depuis quelque temps, les avions anglais, américains et canadiens bombardent les transports de soldats, les dépôts d’essence et de munitions de l’armée allemande. Il y a quelques semaines, j’ai eu très peur. En revenant de l’école, j’ai dû me réfugier dans un établissement près de la gare du Midi car une alerte aérienne nous avait forcés à quitter au plus vite notre tram immobilisé au milieu de la panique générale. Heureusement, ce jour-là les bombardiers ont passé leur chemin, très haut dans le ciel, et le signal de fin d’alerte m’a permis de repartir sain et sauf.
Un soir à l’heure du repas, nous nous mettons à table. Je me réjouis déjà de déguster le morceau de viande qui met un peu de rouge dans mon assiette quand cette maudite sirène annonce encore un bombardement. Cette fois c’est bien pour nous, on entend déjà les canons de la DCA allemande qui tirent leurs premières salves et les moteurs des avions qui vrombissent en reprenant de l’altitude pour échapper aux obus.
Tout le monde se précipite dans les caves : les occupants de notre immeuble, certains voisins, mais aussi des inconnus qui passaient par hasard dans le quartier.
Dehors, c’est l’enfer. Les avions volent trop haut et leurs bombes ratent leur objectif, la gare de Schaerbeek, non sans causer de gros dégâts deux kilomètres plus loin, dans notre quartier.
Les premières bombes sifflent déjà et les explosions se rapprochent. A chaque fois, le sol tremble un peu plus fort. Dans un bruit assourdissant, une bombe explose en face de chez nous. Je crois voir le mur de la cave se déplacer d’un bon mètre sur le côté, comme pour esquiver l’onde de choc.
C’est un spectacle que je ne pourrai jamais oublier. Tout le monde prie à haute voix, sauf notre ventripotent propriétaire qui se cramponne à sa chaise, assis sur son paquet d’actions, tel un avare de Molière sur son coffre rempli de pièces en or.
Peu à peu le vacarme s’atténue. Le bombardement cesse enfin. Et commence alors une autre course folle vers les étages où chacun constate les dégâts. Il y a du verre pilé et une poussière malodorante partout. Un bon centimètre de suie sur le petit bout de steak que je m’apprêtais à manger, juste avant l’alerte ! Je saisis déjà mon couteau pour tenter quelque chose, mais Maman s’exclame : « Arrête, c’est dégoûtant ! » Et moi, le petit gourmand de m’écrier : « C’est pas juste, la guerre ! ».
Par les fenêtres sans vitres nous apercevons les cratères laissés par les bombes dans les pelouses du parc. A cent mètres de chez nous, une maison est pulvérisée mais son unique occupante est retrouvée indemne sous l’escalier de bois, seul vestige encore debout de ce qu’était sa demeure. Plus haut sur le pont du boulevard Lambermont, on compte les morts près d’un tramway qui achève de se consumer.
Cette fois, nous avons eu trop peur, mes parents décideront demain de nous abriter à la campagne. Nous ne perdons cependant pas l’espoir de voir cette guerre se terminer un jour.
Nous ne le savons pas encore mais trois mois plus tard, le débarquement des Alliés aura lieu en Normandie et, en septembre, Bruxelles sera libérée par les Anglais.