Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j’ai vu - Des seniors d’aujourd’hui racontent leur enfance d’hier »

1941. Mon père est prisonnier des Allemands et pour Maman, malgré l’aide de ses frères et sœurs, la vie n’est pas facile. Pourtant, je n’ai jamais eu faim, mais je me souviens de la maigreur de ma mère et de ses traits tirés… Elle était seule et craignait de ne pas nous donner le nécessaire, à ma sœur et à moi. C’était une angoisse quotidienne.

Ce petit bout de femme assumait courageusement la solitude après l’arrestation et l’éloignement de mon père.
J’étais encore une petite fille et je ne me souviens plus des grammes de pain par ticket de rationnement… 30, 40, 50 grammes ? mais j’entends encore Maman et ses sœurs parler des différents moyens de se procurer de la nourriture pour les enfants. Dans leur conversation, le mot « pain » revenait comme un leitmotiv :

– Je n’ai plus de pain… Il faudrait du pain… Où trouver du pain ?
Ce mot était devenu pour moi synonyme d’abondance et de bonheur. Quand il ne manquait pas, je sentais l’apaisement général !

Aujourd’hui, j’entends :

– Veux-tu une tartine ? Avec du beurre ? Du blanc ? Du gris ? Du complet ?
Il est là… Sur la table, chacun en prend, en laisse, un peu, beaucoup, trop, sans même avoir réellement faim.

À cette époque de disette, c’était un vrai trésor difficile à obtenir.

Un jour, je rentre de l’école à seize heures, affamée comme très souvent ; il n’y a plus de pain à la maison. Maman m’envoie à la boulangerie munie des timbres de ravitaillement et de l’argent nécessaire.
J’y cours ! Devant moi, la file d’attente habituelle, j’attends patiemment mon tour et je regarde autour de moi. Je vois les pains rationnés, plats, d’une vilaine couleur brune. Je ne les connais que trop bien… Ils collent aux dents, à la bouche… Et juste à côté, des pains ronds, blond doré… Ils dégagent une odeur alléchante… Ils me capturent. A qui sont-ils destinés ? Que faut-il faire pour en obtenir ?.... Une chose est certaine, ils ne sont pas là pour moi !
J’essaie de ne pas les regarder. Ils m’obsèdent… Je veux les goûter, sentir la « différence » !
Vais-je oser ?
Vais-je résister à la tentation ?
J’hésite.
J’hésite encore.
L’envie devient irrésistible…
C’est décidé, j’essaie !

Je suis la dernière de la file Tout se passe très vite. Je pose les timbres et l’argent sur le comptoir. D’une main, je prends mon dû, le mets dans mon sac et me retournant vers la porte, j’attrape de l’autre main un beau pain joufflu et doré qui, prestement, prend le même chemin. Étourdie par mon audace, la tête vide, dans un brouillard, je me dirige vers la sortie. Je marche vite, je titube un peu …Je suis sidérée par ma hardiesse ! Un peu plus loin je reprends mes esprits. Je cours vers la maison, la peur au ventre…
Est-ce que quelqu’un me poursuit ?
Est-ce que quelqu’un m’a vue ?
Qu’ai-je fait ?…
Que va dire Maman ?

Elle me voit rentrer pâle et paniquée. Je lui raconte. Je montre fièrement le pain dérobé et j’attends la sanction. D’abord interdite, elle me regarde et demande :
– Tu as faim ?
– Oui, j’ai faim.
– Je le dirai à Papa, c’est quelque chose que tu ne peux pas faire… Jamais… Il y aura sans aucun doute une punition…
Elle m’observe de très près et répète :
– Tu as faim ?
– Oui, j’ai toujours faim…

Alors, seulement, elle coupe une tartine, y étend du sirop … et me la tend…

Cette tartine et celles qui suivent me paraissent un vrai délice. Je n’arrête plus de manger. Maman me regarde dévorer le pain blanc. C’est une vraie friandise ! L’objet du délit disparu, elle oubliera peut-être la bêtise que j’ai faite et Papa n’en saura rien !

Plus de soixante ans plus tard, je revois les pains, la boulangerie et Maman effrayée par mon geste !

J’ai gardé le respect du pain…
Parce qu’un jour, oui, un jour, j’ai volé !

2 commentaires Répondre

  • Nicole H. Répondre

    Ce souvenir sur "le goût du pain" me ramène bien loin dans le temps, juste après la guerre.
    A cette époque, je passais la plus grande partie de mes vacances à la campagne non loin de Charleroi dans un petit village appelé Biesme maman ne pouvant pas me garder car elle travaillait et elle ne voulait pas me laisser seule.
    En ce moment là, on cuisait le pain blanc, le seul possible qu’une fois par jours et on pouvait venir l’acheter à partir de 16h.
    J’étais chargée d’aller à la boulangerie et chaque fois que j’entrais dans le magasin, j’étais émerveillée par l’odeur du pain frais qui sortait du four.
    C’était encore plus extraordinaire à la saison des fraises (juin,juillet) . On venait de cueillir les fraises dans le jardin. Certaines étaient encore chaude car gorgées du soleil. On les écrasait sur le pain et on ajoutait un peu de sucre. Quel délice !!
    65 ans plus tard, je m’en souvient encore et j’ai l’impression d’avoir encore l’odeur dans le nez !

    • j k Répondre

      c’était un gros pain rond

      ma maman le coinçait contre sa poitrine pour en couper de belles tranches régulières ;

      le pain était aussi indispensable à l’heure du goûter souvent accompagné d’une barre de chocolat

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