Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j’ai vu - Des seniors d’aujourd’hui racontent leur enfance d’hier »

Le 10 mai 1940, l’armée allemande envahissait la Belgique.
Depuis plusieurs jours, nous voyions passer la horde des fuyards. Ils avaient tout quitté pour s’enfuir devant l’ennemi qui arrivait. Notre rue, d’habitude toujours si calme, était devenue la route, le chemin qu’étaient obligés de prendre ceux qui partaient. Au bout de notre rue, il fallait tourner à droite vers Ans, vers les Flandres, la mer, longer le bord de mer et passer en France. C’était l’itinéraire obligatoire. Les autres chemins étaient réservés aux mouvements militaires. Installés devant la baie vitrée de notre salon, nous voyions défiler la colonne des réfugiés. La plupart s’en allaient à pied. Nous avons été étonnés de voir passer une dame âgée, coiffée d’un chapeau fleuri. Pour tout bagage, elle portait une cage où voletait son canari. Parfois, l’accoutrement de certains nous faisait bien rire.

Aujourd’hui, nous ne rions plus. C’est le jour de notre départ. Après l’hésitation voici la décision. Nous partons. Il y a ma grand-mère « Moeder Lène ». Elle est âgée, boite et marche en s’appuyant sur une canne. Avec Papa, Maman et moi, nous sommes cinq personnes et rien pour nous véhiculer. Voici comment nous sommes partis. Mon frère avait un beau vélo de course dont il était très fier. Papa l’a réquisitionné. Maman a roulé des couvertures, Papa les a attachées, à l’aide de cordes, sur le vélo. Ils ont ensuite hissé notre grand-mère sur le vélo garni de couvertures.
Papa tient le guidon, Grand-mère se cramponne aux épaules de Papa, Maman pousse le vélo à l’arrière. Mon frère, sac au dos, porte aussi un léger bagage. Et moi, sept ans, je trottine aux alentours, ne portant rien, même pas la moindre petite poupée - personne n’y a songé. Nous abandonnons notre villa, notre jardin, nos animaux : trois chats, les poules, le coq, les pigeons. Un voisin nous a promis de nourrir les petites bêtes. Nous lui avons donné nos clés et la permission de manger nos poules si nous ne revenions pas.

Nous voilà partis. Heureusement nous n’avons pas froid. Le temps est superbe et nous avons marché toute la journée. Parfois, les avions mitrailleurs allemands survolent la colonne des fuyards, alors tout le monde court s’abriter n’importe où. Des gens compatissants laissent leurs portes ouvertes, nous nous abritons ainsi dans des maisons inconnues en attendant la fin du danger. Puis nous nous remettons en route vers les Flandres, vers la mer, vers la France. Nous suivons les autres et d’autres nous suivent. Nous formons un long et triste cortège. Beaucoup comme nous n’ont que leurs jambes pour avancer.

Le soir, nous arrivons dans un beau village « Fexhe-le-Haut-Clocher ». Le nom me paraît joli. Je suis contente. Je ne suis pas fatiguée comme mes parents. Cette longue promenade, à travers villages et campagne, m’a enchantée. Mais le soir venu, nous devons trouver un abri pour passer la nuit. Certains ont de la chance et trouvent place chez les habitants. Pour nous, pas de place. Nous reprenons notre marche avec une centaine de compagnons de route. Enfin, en pleine campagne, voici une grande bâtisse. Nous entrons. C’est une très grande porcherie, pleine de beaux porcs qui nous regardent. Une porcherie moderne, bien entretenue. Des petits murs séparent la surface en boxes. Dans chacun de ceux-ci se trouve une famille de cochons avec de mignons porcelets. Je suis de plus en plus enchantée. Il y a de la paille. Nous étendons nos couvertures. Nous allons tous dormir avec les cochons qui semblent si accueillants. Les grandes personnes, épuisées, se reposent mais nous, les enfants, on joue, on court, on s’amuse.

Mais notre joie d’avoir trouvé un toit ne dure pas longtemps. Voici la porte de la grange qui s’ouvre et le propriétaire de la porcherie apparaît. Il porte un chapeau en paille, des bottes et il nous menace tous avec une fourche. « Dehors », hurle-t-il, « c’est ma propriété, vous n’avez pas le droit d’y passer la nuit. » Nous rassemblons nos maigres biens, roulons nos couvertures. Nous hissons notre grand-mère sur le vélo de course et nous repartons dans la nuit.

Nous voilà arrivés dans le village de « Faux ». Nous demandons asile dans une ferme. Nous sommes accueillis dans une grande cuisine par une jeune dame aimable. Elle nous explique qu’elle vit ici avec sa maman âgée et malade, que les hommes sont partis à la guerre. A ce moment nous entendons une voix forte poser une question : « Qui est malade ici ? » C’est la maman âgée et malade. Elle a entendu les paroles de sa fille. Elle a quitté son lit, s’est habillée et est venue nous accueillir. Bientôt installés à une grande table, nous recevons à manger et à boire. Ensuite nous montons au grenier. Il est rempli de paille. Nous étendons nos couvertures et nous dormons enfin. Pour moi, la journée a été aventureuse et magnifique.

Le lendemain à l’aube, nous sommes réveillés par des bruits d’explosions. Nos parents prennent une grande décision : celle de retourner à la maison. Ils sont déjà fatigués et découragés. Ils comprennent que fuir à pied avec deux enfants et une personne âgée représente trop de difficultés : marcher toute la journée, trouver nourriture et logement. Et pire que tout, le danger est présent sur la route bien plus qu’à la maison. La horde des fuyards est survolée en rase-mottes par les avions ennemis qui parfois mitraillent les civils. Sans compter les bombardements. Combien de morts, de blessés, ces jours-là sur nos routes ?

Hier était le jour du départ, aujourd’hui sera le jour de notre retour. Qu’il est bon de retourner chez soi ! Nous prenons joyeusement notre petit-déjeuner à la ferme. Papa décide de faire le chemin de retour plus facilement. Aussi part-il faire un tour de reconnaissance dans le village et nous le voyons revenir entre les bras d’une carriole à deux roues. Elle est toute pimpante, avec de jolies couleurs. Il y a deux places assises à l’avant et de la place pour ranger nos couvertures et bagages à l’arrière. Ma grand-mère et moi prenons place sur les deux sièges. Mon frère, tout heureux, a récupéré son vélo et roule avec plaisir.
– Papa, nous n’avons pas de cheval pour tirer notre carriole !
– Qu’ importe, répond Papa, le cheval ce sera moi.

Et Papa prend place entre les bras de la carriole et, hue dada, il tire avec force et plaisir. Maman pousse à l’arrière et nous rions tous. Pour moi c’est un vrai plaisir, je vais rouler toute la journée en carriole avec Papa faisant le cheval. Ce sera plus tard, un de mes beaux souvenirs d’enfance.

Le temps est radieux sous le ciel bleu. Nous prenons le chemin de retour, mais cette fois nous sommes bien seuls, nous ne rencontrons personne. Derniers à partir, nous sommes les premiers à revenir. Nous voyons beaucoup d’animaux. Avant de partir, les fermiers ont libéré leur bétail, chevaux, vaches, moutons. Du haut de ma carriole, je vois courir aussi des poules et des lapins. Je crois vivre dans un livre d’images. Malheureusement ce n’est pas une histoire d’enfant, c’est une tragédie car bientôt nous apercevons des cadavres d’animaux mitraillés. Les morts humains ont été enlevés, mais des animaux jonchent le sol un peu partout. Alors à chaque nouvelle image sanglante mon frère me crie : « Johanna, ferme les yeux ». Je comprends ce que cela veut dire et je serre fermement mes petites paupières. Mais voici des ruines calcinées que nous reconnaissons. C’est la porcherie. La nuit, les bombes sont tombées sur cette construction. Elle est détruite, elle a pris feu, tous les porcs ont perdu la vie. Nous restons figés devant ce spectacle désolant. Une idée terrible nous vient à l’esprit : si le propriétaire ne nous avait pas chassés de sa porcherie hier soir, nous aurions subi le même sort que ces animaux. Cet homme, si méchant et égoïste, nous a en réalité sauvé la vie. Heureux de notre chance, nous continuons notre chemin.

Soudain, voici qu’apparaît dans le ciel un avion mitrailleur ennemi. Il aperçoit notre petit groupe et pique vers nous, accompagné d’un sifflement assourdissant. En un instant Papa lâche les brancards de notre carriole et saute dans le fossé. Maman a le réflexe courageux de ne pas s’enfuir et de venir soutenir les brancards. Sans ce geste, ma grand-mère et moi aurions fait une chute du haut de la carriole. Maman, étreinte par la peur, se recroqueville. Moeder Lène se cache le visage dans son châle. Mais moi, du haut de mes sept ans, je regarde l’avion. Il est si proche que je vois le pilote. Il me regarde avec des lunettes d’approche et l’avion remonte dans le ciel. C’est donc à cet instant que j’ai vu, pour la première fois, un soldat allemand. Il a épargné la petite fille que je suis, ma grand-mère et Maman. Ouf ! Nous voilà à nouveau sauvés. Papa et mon frère remontent du fossé. Émus, nous restons sans voix. Et, courageusement, nous continuons notre voyage de retour.

Par cette belle soirée chaude, dans les derniers rayons du soleil couchant, c’est avec joie et soulagement que nous retrouvons notre chère maison et toutes les belles choses qu’elle contient. Les trois chats nous font la fête, ils sont heureux comme nous. Quel bonheur ! Voici mes poupées. Je suis une petite maman qui a retrouvé ses enfants. Maman rentre vite dans la cuisine, suivie de trois chats bondissants. Elle reprend possession de son royaume. Quant à Papa, il va tout droit dans son poulailler. Il compte ses poules et revient tout penaud à la maison. Le voisin, qui avait reçu nos clés et la permission de manger nos poules en cas d’absence prolongée, avait en deux jours dégusté deux poulets.

Le jour suivant, nous nous sommes bien amusés avec la carriole. Papa, bon cheval, m’a promenée plusieurs fois dans notre rue et j’étais très fière devant les petits voisins. Puis la carriole fut revendue et les Allemands sont arrivés. On les a entendus chanter de loin. Nous avons couru jusqu’au bout de notre rue et avons vu passer les soldats ennemis. Ils marchaient en rang avec beaucoup de discipline. Et ils chantaient « Glory glory alleluia ». Je voyais défiler la puissante armée. Nous, « les petits Belges », regardions en silence et immobiles. Tous, sans un geste, sauf une jeune dame, la plus méchante de la rue, celle dont les enfants avaient peur. Elle agitait les bras en signe de bienvenue.

– Maman, je veux une banane !
Maman m’expliqua qu’il n’y en avait pas, les fruits exotiques n’arrivaient plus, c’était la guerre. C’est à cet instant précis que j’ai vraiment réalisé que nous étions entrés dans une période de malheur. Une période qui allait durer très longtemps.

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