En 1953, j’ai six ans et nous habitons Malmédy. Mon père est officier de carrière. Je souffre assez souvent d’angines. Mes amygdales rouges et gonflées me font souvent manquer l’école et mes parents pensent à me faire opérer. Mais le lieu adéquat manque car le problème de pénurie hospitalière est grave dans la région.
Qu’à cela ne tienne, mon père a de l’imagination ! Après moult conciliabules avec notre médecin de famille, la décision est prise : cela se fera au cabinet du médecin avec l’aide d’une infirmière.
Un matin à l’aube, un soldat de la compagnie Mortier que commande mon père est venu veiller sur mon petit frère Luc. Nous voilà donc partis tous les trois, mon père, ma mère et moi, dans la « Coccinelle », fait extraordinaire, pour parcourir à peine deux kilomètres. Je suis tout de même un peu angoissée, j’ai chaud et j’ai les mains moites. Les explications de Papa ne m’ont pas tranquillisée. Maman aussi est inquiète et, bien qu’elle se montre rassurante, je la sens nerveuse.
Quelle chance ! Arrivés dans le cabinet du Docteur Henri, nous constatons que nous sommes seuls ! N’oublions pas que nous sommes dans les années cinquante, il n’y a souvent qu’un médecin généraliste par village. C’est fantastique : les autres fois, la salle d’attente est bondée et l’on patiente parmi les toux, les éternuements, les pleurs ou même parfois les gémissements. Nous sommes à la campagne et il n’est pas rare de voir l’un ou l’autre accidenté se présenter à la consultation.
Le Docteur Henri est un grand gaillard débonnaire et sympathique d’une quarantaine d’années, qui nous présente son assistante pour l’occasion : Monique, une dame d’âge mûr, que je n’ai jamais vue auparavant. Je suis de moins en moins rassurée et le fait que je doive m’asseoir sur les genoux de cette dame ne me plait guère... J’ai six ans et demi tout de même !
Dans le cabinet, des instruments que je n’ai jamais vus sont alignés sur des linges immaculés. Ils brillent et ont l’air particulièrement tranchants. Moi aussi on me recouvre d’un grand drap vert, seule ma tête dépasse. Il a fallu beaucoup de patience à Maman pour me persuader de me prêter à tous ces drôles de jeux. Vient ensuite le moment où le médecin me met sur le nez un gros tampon d’ouate imbibé d’une substance inconnue. L’odeur me pique le nez. Je suffoque un peu, ensuite le docteur Henri me demande de compter... 1... 2… 3... 4… 5... et je m’endors dans les bras de Monique ! On frémit aujourd’hui en pensant aux conditions précaires : pas d’anesthésiste et pas de chirurgien.
L’opération, heureusement, se déroule bien : félicitations, Docteur ! Je me retrouve dans mon lit avec les amygdales en moins et un gros, gros mal de gorge en plus. Il me semble que celle-ci a enflé : je ne peux plus rien avaler, la salive a même du mal à passer. Les plus impressionnés sont mes parents qui n’ont pas assisté à l’opération proprement dite mais aux préparatifs et cela a suffi pour les bouleverser. Je me fais donc un peu dorloter, je mange des purées, des crèmes, des glaces jusqu’à m’en dégoûter, sous l’œil envieux de mon petit frère.
Mais le souvenir des sensations pénibles est le plus fort.
Depuis, je n’aime pas trop m’asseoir sur les genoux des dames d’âge mûr !