C’était pendant la guerre, dans les années 1940-45. Mon père, dont l’esprit d’entreprise n’avait d’égal que la créativité, avait décidé d’ouvrir une sorte d’épicerie-traiteur, où il cuisinait et vendait avec la collaboration de ma mère, des « plats préparés » à emporter. Il fallait vraiment de l’imagination et du savoir-faire pour confectionner, en pleine guerre, des plats mangeables avec ce que l’on trouvait sur les marchés. Topinambours, navets, betteraves, potirons, quelques rares pommes de terre, de la farine, de l’huile de maïs, de bas morceaux de viande ou des abats constituaient la base des plats. Quelquefois du poisson de rivière agrémentait l’ordinaire. Il fallait du génie pour composer des plats cuisinés appétissants, goûteux et variés, avec de tels produits ! Mon père avait des dons de cuisinier, le commerce marchait bien, les gens faisaient la queue à midi pour être servis et le soir il ne restait rien ! Je me souviens des petits gâteaux de maïs qu’il réalisait : j’en raffolais.
Cette entreprise était financée en partie par mon père et en partie par un associé, Monsieur Rousseau, qui lui, ne mettait pas la main à la pâte mais avait investi un certain capital dans l’affaire. Tout naturellement, par association des deux patronymes, le magasin s’appelait « La Roussekrick ».
Mon père, tôt le matin, courait les divers marchés pour découvrir de quoi préparer les repas, ma mère tenait la caisse et une amie ou connaissance servait les clients. Parfois ma sœur, lorsqu’elle n’étudiait pas, venait, contrainte et forcée, en renfort. Elle détestait ce rôle.
La cuisine où mon père officiait, avec une équipe de petites mains, était une grande pièce toujours chaude avec ses fourneaux au charbon. Au centre trônait une large et longue table de bois où chacun s’affairait à l’épluchage des légumes et des fruits pour la préparation des plats imaginés par mon père. Un grand évier de grès et une large glacière, ancêtre du réfrigérateur, approvisionnée chaque matin par un livreur de pains de glace, complétaient l’équipement. Je me souviens encore du bruit de la clochette accrochée au cou du gros percheron qui tirait péniblement la charrette remplie des grands blocs de glace.
L’équipe n’était pas banale : des dames âgées qui, en échange de leur aide à la cuisine, venaient, pendant quelques heures, se chauffer et manger un repas chaud et des « Russes Blancs ». Ces membres de la noblesse russe avaient fui le régime communiste de leur pays. Réfugiés en France, ils vivaient souvent dans un grand dénuement. Eux aussi venaient, tout en travaillant, partager la douceur de la cuisine. Ces gens m’ont laissé un souvenir impérissable de chaleur humaine. Tous vénéraient mes parents pour ce qu’ils leur offraient.
J’étais la mascotte de la maison. Lorsque j’arrivais dans la cuisine, chacun me prenait sur ses genoux, m’offrait de petits cadeaux confectionnés par leurs soins avec amour, ou me racontait des histoires. J’adorais. J’ai encore dans l’oreille l’accent russe et la voix harmonieuse de ces femmes, à l’allure de reines. J’étais fascinée par les histoires fantastiques de la Russie ; elles me faisaient rêver et j’avais l’impression de me retrouver au milieu de personnages de contes de fées.
Entre mes parents et plusieurs couples russes, des liens d’amitié s’étaient créés et, au moment des fêtes russes, Pâques, Noël, nous étions invités chez eux pour partager leur joie. C’était une atmosphère incomparable de sympathie, de chaude amitié et de splendeur. Ils avaient tout perdu, ils étaient exilés et ils trouvaient le moyen de se réunir dans une ambiance chaleureuse, pleine de couleurs, de chants et d’amitié et de réaliser, avec des riens, des festins.
Les petites grands-mères de la cuisine m’ont, elles aussi, laissé de chauds souvenirs. C’était comme d’avoir dix mamies pour me chouchouter et me faire des surprises. J’avais l’impression d’être la princesse d’un univers très douillet et exclusif où je me sentais en sécurité. Les bruits de la guerre étaient loin au dehors.