Papa ferme la porte de son bureau. Il travaille beaucoup. Maman dit qu’il est comptable. Papa travaille tout le temps. Dehors, à la firme Petitlucas et Fils – Tous types d’emballages. Lui, il n’emballe pas. Il fait les comptes de l’usine. Le soir, à 6 heures, Papa rentre à la maison. Il me tapote la joue et il dit : « ça a été à l’école ? ». Il n’écoute pas la réponse. De toute façon, en général, ça va à l’école. Il s’assied dans le fauteuil près de la radio et il lit son journal en écoutant l’I.N.R. Maman a déjà mis la table. Elle égoutte les patates et rôtit les côtelettes. Papa mange vite en lisant la gazette. Il ne parle pas beaucoup. Parfois il se fâche sur la politique, sur le Roi et sa nouvelle femme, Liliane qui n’est pas reine mais seulement princesse. Moi, je trouve que c’est un drôle de nom pour une princesse. Maman ne dit pas son avis. Ça n’a pas l’air de l’intéresser. Elle regarde si je me tiens bien à table. Elle veut que je mange de tout, un peu seulement si je n’aime pas, comme les chicons cuits – Beurk ! – Maman les écrase dans mon assiette avec une pomme de terre – ainsi ça passe. Après le repas, Papa dit : « Simone, je vais dans mon bureau. Monsieur Grandmaison vient à 7h15. Tu lui ouvriras. » Et il ferme la porte de son bureau au fond du couloir.
– Dis, Maman, qu’est-ce qu’il vient faire, Monsieur Grandmaison, avec Papa ?
– Sa comptabilité.
– C’est quoi ?
– Faire ses comptes.
Ça veut dire quoi ? Prendre une règle et un crayon et tirer des lignes en dessous des additions, des soustractions, des multiplications, des divisions ? Et on compte quoi ? Les sous du ménage, des vêtements ? L’argent qu’on apporte tous les lundis à la maîtresse pour mettre sur le livret d’épargne pour quand on sera grand ? Je ne sais pas. Maman lave la vaisselle, moi j’essuie. Elle n’a pas envie de m’expliquer. Peut-être qu’elle ne sait pas très bien.
– Et puis ne pose pas toujours des questions ! Range plutôt les couverts.
Donc Papa n’est jamais vraiment là. Même quand il est là, il n’est pas là. Il lit l’Écho de la Bourse, il fait les mots croisés du Soir, il dort sur le vieux divan qui grince. Papa sait se coucher, dormir dix minutes et se relever tout éveillé pour aller dans son bureau faire ses calculs. Moi je n’aime pas le calcul ni les problèmes de robinets. Mais je suis quand même la première de la classe. Papa est content quand je travaille bien à l’école. Mais il ne le dit pas, qu’il est content. Je le vois quand même : il redresse la tête et respire avec du bruit dans son grand nez. Il est content quand j’ai bien travaillé parce qu’il est le Père de la Première de Classe. Moi, je me fiche d’être la première de la classe. Enfin, pas tout à fait … parce que ça me plaît bien de faire enrager Madame Binot qui ne m’aime pas, même qu’elle préfère la deuxième, Germaine Grognard (grognard – grognon – grognasse) qui fait toujours la lèche-cul. Moi, ce que j’aimerais bien, c’est d’être la plus jolie et que les garçons de l’Ecole des Garçons, juste à côté de l’Ecole des Filles, me regardent. Mais Papa ne me dit jamais : « Quelle belle petite fille j’ai ! Quelles jolies tresses, quel beau sourire… » et tout ça. Il ne dit rien, mais je sais qu’il pense : « J’ai une petite fille très intelligente ». D’ailleurs, quand j’écoute à la porte de son bureau, je l’entends parfois dire à ses clients : « Ma fille a d’excellents résultats à l’école. » Ça ne me fait même pas plaisir parce que ça me donne une drôle d’impression… un peu comme si je lui servais de brosse à reluire. Moi, je voudrais bien que Papa me dise : « Comme tu es grande, tu deviens une vraie demoiselle. » Non. Papa, il dit toujours : « Ta mère, ça c’était une belle femme ! »
Pourtant, je ne sais pas s’il aime encore Maman. Il la fait enrager avec ses humeurs et puis il travaille tout le temps, même le soir et le dimanche. Il n’a jamais le temps d’inviter des amis pour jouer aux cartes, ni pour aller au cinéma. Pourtant Maman aime bien le cinéma : Clark Gable, Elizabeth Taylor, Jean Marais… Moi, j’aime bien Grégory Peck dans Jody et le faon. Papa, il énerve Maman. Il lit son journal à table. Il se vante – il est le plus fort en comptabilité – il a toujours été le premier à l’école – et elle n’aime pas ça. Il fait du bruit en mangeant , elle ne supporte pas. Alors elle respire fort et lève les yeux au plafond. Je n’aime pas quand Maman fait cette tête-là. Ça la rend laide.
Pourtant, Maman est très belle. Elle a des cheveux blonds et des yeux vert tilleul. Comme moi les yeux, mais j’ai des cheveux bruns et un nez pas comme elle : plus grand, avec une bosse, une petite, mais quand même...
Sur ses photos quand elle était jeune, elle ressemblait à une actrice de cinéma, Marlène Dietrich ou alors une autre, je ne sais pas. Mais elle est éteinte comme une bougie qu’on a soufflée. On dirait parfois la Sainte Vierge ou… comment on dit sur les souvenirs des enterrements ? La Mater Dolorosa. Ça veut dire quoi ? C’est drôle tout ça ! Des images qui se mettent l’une au-dessus de l’autre : Marlène Dietrich, des cheveux blonds avec des crans et des yeux comme Maman ; et puis une cigarette et de très longues jambes avec des bas à jarretelles – pas comme Maman, ça non !
Et en même temps, la Sainte Vierge avec sa tête penchée, son voile bleu, si belle, si blonde et qui regarde son grand fils mort couché sur ses genoux.
Maman, qu’est-ce qu’elle regarde ainsi avec un air ...
Moi, quand je serai grande, je serai une actrice de cinéma ou de théâtre. Ou une chanteuse. J’aurai un mari beau et intelligent. On s’aimera comme dans Roméo et Juliette… Mais nous on ne mourra pas. On aura une tripotée d’enfants autour de la table, comme la voisine qui en a six. Et un grand jardin avec une balançoire et tout et tout…
– Ninette, à quoi tu rêves, accroupie sur l’appui de fenêtre ?
– À rien Maman, je regarde les gamins qui jouent dans la rue avec leurs vélos.
– Mais c’est dangereux ça ! À quoi pensent leurs parents ? Viens plutôt éplucher les carottes !
– Simone, laisse la petite tranquille ! Tu sais bien qu’elle doit résoudre ses problèmes. Déjà qu’elle n’est pas la meilleure en math.
– Dis, Maman, qu’est-ce qu’il vient faire, Monsieur Grandmaison, avec Papa ?
– Mais Papa, je l’ai déjà fait !
– Et tes formes géométriques, tu les as revues ?
– Ça non, mais c’est dimanche et je voudrais…
– Ta ta ta ta, le Concours approche et tu sais bien que la géométrie ce n’est pas ton truc. Tu ne voudrais quand même pas te laisser doubler par Germaine, non ?
– C’est bon. Je vais dans ma chambre…
Zut alors, où je l’ai cachée, La Semaine de Suzette que j’ai piquée à la Grognon ?