Noël 1943.
J’ai six ans.
Ma grand-mère habite un sous-sol assez vaste où je passe des heures, derrière la fenêtre, protégée par un grossier fer forgé, à guetter le passage de personnes dont je ne vois souvent que les jambes.
Mais la guerre a changé bien des habitudes car dès la tombée du jour, cette distraction s’arrête : l’occultation des fenêtres est obligatoire. Un savant camouflage interdit tout passage de lumière vers l’extérieur. Les réverbères sont peints en bleu. Mon père m’assure qu’un jour je verrai toute la ville illuminée mais pour le moment défense absolue de soulever les rideaux !
Et voilà que la Wehrmacht instaure le couvre-feu. Interdiction de circuler de nuit dans les rues de Bruxelles.

Et pourtant c’est Noël ! Qu’à cela ne tienne, nous nous réunirons tous dans la cuisine de cave : parents, enfants, oncles et tantes, cousins cousines, amis proches. C’est ma grand-mère qui régale.
Les timbres de ravitaillement sont calculés au plus juste et quelques achats au marché noir permettront de faire presque un festin. De gros blocs de glace sont concassés pour la conservation des aliments, en particulier la crème glacée que j’adore. C’est très amusant de la déguster à l’aide de petites cuillères carrées, qui font parties des trésors de ma grand-mère.

Ce qui m’intéresse par-dessus tout, c’est ce grand sapin vert qui répand son odeur singulière d’épicéa et qui dissimule très mal une série de petits paquets.
"Pas toucher, les enfants, ce sont des surprises !"
Le sapin, nous l’avons garni de jolies boules en verre soufflé particulièrement fragiles. Il faut les manipuler en douceur et si l’une ou l’autre chute sur le sol carrelé c’est la catastrophe assurée. Le cœur gros, il faut alors ramasser les débris en évitant de se blesser.

Le sommet de l’arbre est hérissé de l’étoile de Bethléem en papier d’argent.
Les grandes personnes placent avec précision les petites pinces en fer qui soutiendront les bougies. Elles seront allumées en dernière minute et feront danser leurs flammes devant nos yeux émerveillés.

Dans un coin, la crèche en carton pâte de couleur gris vert abrite des personnages en plâtre : Marie, Joseph dont les pieds cassés ont été tant bien que mal reconstitués, les Rois Mages, le berger et trois petits moutons. Quelques morceaux d’ouate évoquent la neige. Nous installerons, vers minuit, le minuscule Petit Jésus dans son auge garnie de paille.

Tout ceci fascine les enfants qui sont tentés de manipuler les petits personnages.
"Non les enfants, ne jouez pas avec la Vierge Marie, voyez ce qui est arrivé aux pieds de Saint Joseph !"
Le sacrilège n’est pas loin.

Bloqués jusqu’à l’aube par la volonté des occupants, résolus à oublier un peu les revers de la guerre, les convives font la fête. Les enfants découvrent enfin les petits cadeaux emballés dans un banal papier brun : massepain, caramels et biscuits fait maison !
Les adultes reçoivent savon, chicorée et un peu de café vert qu’il faudra griller plus tard à l’aide d’un cylindre à manivelle !

Les plaisanteries, blagues et boniments, le déballage des cadeaux, le récit des prouesses quotidiennes pour déjouer la vigilance contraignante de l’occupant, la débrouillardise, les péripéties cocasses dues à la pratique du système D, répandent forcément la bonne humeur.

Les petits finiront la nuit tous réunis dans le grand lit en acajou de grand-mère non sans avoir d’abord dansé et sauté au risque de défoncer les ressorts du lit matrimonial. Les enfants s’endorment enfin, des images plein la tête. Le souvenir de ce Noël très particulier ne s’effacera jamais.

Rien ne les réveillera cette nuit là, pas même les chansons et pots pourris traditionnels entonnés en chœur par les convives qui attendent l’aube pour réintégrer leur domicile. Car dans ma famille tout finit toujours par des chansons !
Heureusement ceci ce n’est pas interdit par les Allemands !

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