L’intégration de mon père dans la résistance commença par un acte de solidarité vis à vis d’amis juifs. En plus de son travail à la radio, mon père se produisait régulièrement avec un jeune pianiste qui fit par la suite une carrière de soliste assez connu ; il était juif ainsi que sa femme et, bien sûr, ils étaient recherchés. Mes parents ont commencé à héberger ce couple jusqu’à ce qu’ils aient de faux-papiers. Par la suite, notre appartement devint un relais d’hébergement de personnes recherchées. Là, il n’était plus question d’amis mais du plus strict anonymat. Ces personnes étaient toujours différentes et nous ne savions rien d’elles.
A cette époque, j’avais 11 ans et ma sœur 6 ans. Notre relation avec ces personnes étaient excellentes, leur venue n’avait rien d’étrange pour nous. Nous savions qu’ils étaient recherchés et nos parents nous avaient recommandé la plus grande discrétion.
C’est lorsque la résistance s’est organisée que l’on a commencé à imprimer de la presse clandestine dans notre sous-sol. L’organisme s’appelait « le Front de l’Indépendance ». Ma sœur et moi avons été inévitablement mêlés à cette activité. Nous allions, par exemple, attendre notre père à sa sortie de la radio avec des tracts dans nos cartables. Il les distribuait alors à des amis sûrs comme s’il s’agissait de partitions musicales. Parfois les militaires qui se trouvaient à l’entrée de la radio nous faisaient entrer (avec nos cartables…) et nous offraient à manger… Je crois qu’il s’agissait de pauvres bougres, mobilisés d’office et que leur hiérarchie avait jugés inaptes au combat, vu leur âge. Peut-être leur rappelions-nous des petits enfants restés au pays. Je ne sais plus ce que je pensais exactement à l’époque mais depuis longtemps je crois que ce combat de résistance n’était pas dirigé contre le peuple allemand mais contre une idéologie perverse.
Cette activité de délivrer des tracs soigneusement cachés était risquée. A cette époque, étant mauvais élève, je me retrouvais régulièrement dans le bureau du directeur. Un jour, il s’en prit à mon cartable, le traitant de « foutoir » et l’ouvrit. Horreur, quelques exemplaires de tracts s’y trouvaient encore ! Il referma aussitôt le cartable et me le rendit sans un mot. Il n’empêche que j’avais eu chaud. Malgré notre jeune âge nous avions compris qu’il s’agissait de notre sécurité familiale. Ces journaux clandestins reprenaient des journaux supprimés par l’autorité allemande, La Nation Belge, le Peuple, Le Drapeau rouge, ... Le but étant évidemment de contrecarrer la propagande nazie. Malgré les différences d’opinions, il existait à cette époque une grande solidarité antinazie.
Dans tout mouvement clandestin, une règle d’or est que les différents maillons du réseau soient strictement cloisonnés afin d’éviter que, si une cellule tombe, il ne soit possible de faire tomber le reste du réseau par un effet de domino. Or, c’est ce qui s’est produit dans le réseau dont mon père faisait partie. Un soir, alors qu’un responsable du réseau allait coller des affiches ani-nazies pendant le couvre-feu, il fut surpris par une patrouille. Il parvint à s’enfuir mais commit l’erreur fatale de rentrer chez lui au petit matin : les Allemands l’y attendaient. Autre erreur : il avait noté sur son agenda les noms de membres du réseau. Torturé, il finit par avouer pourquoi ces noms figuraient là. Heureusement, il parvint à cacher leur activité réelle, en laissant filtrer que ces gens faisaient partie d’un groupe qui aidait les familles de gens déjà arrêtés.
Néanmoins, la cellule se dispersa immédiatement. La machine à imprimer fut immédiatement enlevée et tous contacts entre les membres du réseau supprimés. Les personnes dont les noms figuraient sur l’agenda furent arrêtés, dont mon père.
Ce soir-là, nous attendions mon père qui participait à une répétition de l’orchestre. Alors que nous nous inquiétions de son retard, un coup de sonnette retentit. Notre mère alla ouvrir. C’était un collègue de mon père qui venait annoncer son arrestation. Nous entendîmes notre mère pousser un cri de bête blessée. Notre mère paraissait assommée. Je n’ai pas de souvenir marquant de la suite de la soirée. Ce n’est que le lendemain que je pris conscience de la gravité de la situation. En effet, dès le lendemain, notre mère se mit en route afin de savoir où se trouvait notre père. De commissariat en kommandantur, nous échouâmes finalement au siège de la Gestapo, avenue Louise. Pendant que notre mère parlementait au corps de garde, deux messieurs en chapeau mou et gabardine passèrent avec un prisonnier menotté. Arrivés devant la porte menant à la cave, ils le poussèrent du genou dans l’escalier. Incapable de se retenir à cause des menottes, il dévala brutalement jusqu’au fond. J’étais terrorisé.
Entre-temps, ma mère avait reçu l’autorisation de monter avec nous jusqu’au 7e étage (communisme et terrorisme). On fit entrer notre mère dans un bureau et ma sœur et moi restâmes sur le palier, morts de peur. Après un temps que je ne puis évaluer, elle ressortit et nous pûmes quitter ces lieux inhospitaliers avec soulagement.
Pendant la détention paternelle, un événement a joué en notre faveur : nous n’avions plus aucune ressource financière. Une bonne fée (comment l’appeler autrement ?) en la personne d’une dame riche qui s’intéressait beaucoup à la musique et avait organisé des concerts avant la guerre a convoqué notre mère pour lui faire part de sa décision de nous octroyer mensuellement une somme, tant que mon père resterait prisonnier, nous permettant ainsi de survivre. Nous étions sauvés de la misère ! Pour le reste nous vivions comme avant.
Après trois mois de prison préventive, mon père a été acquitté par un tribunal militaire, « faute de preuves ». Cela peut paraître étonnant vu que ses activités auraient dû lui valoir au moins le camp de concentration, sinon plus. Cela s’explique notamment par l’héroïsme du chef de réseau qui n’a lâché qu’un minimum d’informations, malgré la torture, par rapport aux noms inscrits imprudemment sur son agenda. Il l’a payé de sa vie car lui est mort en Allemagne. Dès son retour, mon père dut se mettre à la recherche d’un emploi car il n’était plus question qu’il réintègre la radio occupée. Il trouva du travail dans un établissement qui offrait à ses consommateurs des concerts de musique de salon. C’est ainsi que nous avons attendu la libération et sa réintégration à la radio.
Je ne pense pas qu’il demanda jamais une décoration à titre de résistant. Une autre période de notre vie commençait !