Nous partions en vacances mon mari et moi pour un voyage estival en Turquie : Istanbul, d’abord ou nous fêtons nos 21 ans de mariage, puis la découverte de la Cappadoce et enfin, quelques jours de farniente à Kusadasi, au bord de la mer Egée. C’est là, en repos, au bord de la Grande Bleue, un 27 juillet funeste, qu’il m’annonça sans ménagement qu’il me quittait moi, et les enfants. J’ai cru que le ciel me tombait sur la tête.

Rentrés à Bruxelles, deux jours après, il me semblait avoir vécu un mauvais rêve. Sans avoir perçu la moindre difficulté dans notre vie commune, je me suis sentie répudiée. Quelle souffrance !

Comment j’ai réagi après, est une question souvent entendue. Je répondrai simplement « comme j’ai pu », et avec les moyens de mon tempérament. Je me suis demandé ce que me dirait ma mère, femme énergique, décédée trois ans avant. J’ai entendu ses paroles comme si elle était présente. (Je me suis rendu compte, à ce moment, que les proches partis avec lesquels on a créé des liens forts, restent étonnamment là) : « tu as 48 ans, une bonne partie de la vie devant toi ; tu as en toi les possibilités pour réagir positivement ». D’autres paroles m’ont beaucoup aidée. Les miennes, ou plutôt celles d’un Autre, répétées régulièrement à mes élèves au cours de religion. Dans les difficultés de tout ordre : « Lève-toi et marche », ou encore le thème de la résurrection que je disais être déjà dans nos vies dès maintenant. Après avoir traversé les souffrances d’un « Vendredi-Saint symbolique », la renaissance peut être réelle. Maintenant que j’étais dans la tourmente, ces paroles étaient-elles du vent ou faisaient-elles partie de mes convictions ?

C’était un défi à relever, à l’heure où, après 48 années de vie heureuse, je rencontrai une épreuve lourde. Mon métier m’a été aussi d’un grand secours. Professeur de langues classiques, à travers les cours de latin et grec, spécialement les grandes tragédies où les héros étaient souvent des héroïnes (Phèdre, Médée, Alceste, Electre, Antigone – à qui je voue un culte) et tous les philosophes (Socrate, Epicure, Sénèque et les autres), nous cherchions avec les élèves le sens de la vie, l’important, le secondaire.

Pouvais-je, en côtoyant journellement ces grandes œuvres humaines, relativiser mon malheur ? Concrètement, je gardais pour moi ma peine pendant quelques mois. Me plaindre (ce qui me déplait fort), raconter et ressasser les blessures me semblaient les démultiplier (je sais que pour d’autres, c’est tout juste le contraire).

Quand après un trimestre, je fis part de notre séparation à ma directrice, elle s’exclame, avec étonnement : « Mais Marie-Louise, on n’a rien remarqué ! ».
Après avoir été humiliée par un homme, je m’étais confié cependant à trois hommes : mon frère, mon médecin (qui fut un homme-phare dans ma vie pendant 30 ans), et à un ami. J’avais besoin de paroles masculines, pour me réconforter. Elles me disaient de rester moi-même, que les qualités que je me reconnaissais restaient les mêmes, que je ne devais pas me lancer dans trop de directions pour me distraire parce que l’activisme était mauvais pour mon équilibre. Pour compenser, sans doute, j’avais pris quelques kilos et voulaient suivre un régime : mon médecin me le déconseilla ; je ne devais pas dépenser mon énergie à cela car j’avais, me disait-il, besoin de toutes mes plumes pour voler. Quand ce dernier pris sa retraite, j’ai ressenti une grande tristesse, c’était aussi un médecin de l’âme.

Au début, pour prendre mes distances par rapport à ce qui m’arrivait et essayer de relativiser, je m’arrêtais quelques minutes par jour et pensais à toutes les femmes plus intelligentes ou plus belles que moi (Jacqueline de Romilly, Françoise Chandernagor – dont je dévorais le livre « Première épouse » –, Soraya, la Callas et autres), ayant vécu des situations analogues. Donc, je ne devais pas trouver mon cas si étonnant et me considérer comme le nombril du monde.

Mes enfants m’ont aussi beaucoup aidée et je leur en suis très reconnaissante.
De deux manières. D’abord en ne portant pas de jugement sur la situation, ils m’encourageaient à vivre sans s’appesantir inutilement sur le malheur qui nous arrivait. Car au début, ils voyaient peu leur père : il avait loué un flat et ne pouvait guère les recevoir. A la question « comment les enfants allaient-ils se partager », mon mari avait répondu : « ils vivront avec toi, ils seront plus heureux ». Je crois qu’il pensait réellement ce qu’il disait mais cela l’arrangeait bien surtout. A 50 ans, il devenait libre avec une compagne qui n’avait plus la responsabilité de ses filles.
Ensuite, ils m’ont soutenue passivement, tout simplement parce qu’ils étaient près de moi, et que mon attention était très prise par mes trois grands adolescents ; d’autre part, je me disais que leurs années de jeunesse ne devaient pas être alourdies par les plaintes de leur mère. La maison était assez grande pour être le lieu de réunions et de fêtes entre amis de leur âge. J’ai aussi renoué avec des connaissances oubliées depuis des années. Ainsi se tissait un réseau de relations qui m’était indispensable.

Quand, au premier réveillon, seule, je fus invitée là où je savais qu’il n’y aurait que des couples, j’hésitai, immanquablement cela me ferait mal, mais j’y allai quand même.

J’avouerai qu’après les difficultés des premiers mois, j’ai ressenti une sorte de découverte exaltante devant une nouvelle indépendance, puis ensuite un réel bonheur de me rendre compte que je pouvais être heureuse seule, sans avoir besoin d’homme, d’une béquille sur qui m’appuyer. Ce nouvel équilibre se voyait car plusieurs fois, on me demanda si j’étais amoureuse. Je trouvais amusant de constater que pour la majorité, le bonheur ne se concevait qu’avec quelqu’un de l’autre sexe. Contrairement à la plupart de mes amies, veuves ou divorcées, restées seules, frustrées ou nostalgiques, cherchant un homme, avec succès ou non, je savoure depuis plus de 20 ans cette liberté royale. La solitude, je peux dire que je n’en ai jamais souffert et une journée blanche dans mon agenda est pour moi un réel plaisir. Ma femme de ménage, polonaise, qui me connait depuis 20 ans, me qualifie, dans son français approximatif « madame toute seule, jamais toute seule » !

En toute humilité ou en tout orgueil, la cohabitation avec moi-même ne me déplait pas du tout.
Et avec le recul je me dis que le départ de mon mari m’a révélé une part de moi-même.
Bien que de mon mariage, je garde un souvenir très heureux (21 ans de bonheur sans nuages avec un homme reste, je crois, quelque chose d’assez rare), je viens de vivre bizarrement une vingtaine d’années de vie tout aussi passionnante où mes curiosités ne sont entravées par rien, ni personne.
J’en conclus que j’ai reçu une certaine capacité de résilience, chère à B. Cyrulnik.

2 commentaires Répondre

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    Chère Marie-Louise, je t’ai déjà exprimé ce que je pensais de ton "tsunami" lors de la lecture à JMV, mais je veux encore te remercier pour ce magnifique exemple de résilience. Je mesure bien sûr les difficultés à leurs justes valeurs. Mais je sais aussi, par expérience, que quand l’orage s’éloigne et que la renaissance se pointe, on en viendrait presque à remercier ce tragique épisode tant la découverte d’une autre facette de soi-même nous rend plus complète, plus riche, plus sereine, plus libre. On ne peut rien faire pour effacer "l’événement" mais le transformer en opportunité de changement est très salutaire.Cela prend du temps et est très douloureux, sur le moment même,il faut du recul pour en apprécier le côté positif.Lucienne E.

  • dominique Lejeune Répondre

    J’ai lu votre tsunami avec plaisir et soulagement:il y a donc moyen de prendre plaisir à être soi-même avec soi-même et pour soi-même !
    Je m’occupe à suivre un chemin qui je l’espère ressemblera au vôtre.
    Je crois cependant que vous vous êtes appuyée sur un sol affectif solide, j’ai l’impression que vous avez reçu beaucoup d’amour avant même d’avoir rencontré votre mari.
    Merci de votre témoignage.
    Dominique

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