Vingt-quatre juillet 2009.

A neuf heures le soleil cogne déjà. Je dévale la via Solfatara à Pozzuoli. La famille me rejoindra au port pour aller à Procida, petite île au large de Naples. L’heure du départ est proche. Je m’impatiente à tort car voilà mes complices qui arrivent. Nous montons sur le grand navire où rentrent voitures et camionnettes pour la courte traversée vers Procida et Ischia. Les touristes sont peu nombreux et les passagers, des habitués. Ma femme et mes enfants se placent à l’ombre du pont supérieur. Je vais à bâbord pour visualiser le départ. J’aime ce moment de l’éloignement : tout est proche et animé puis, rapidement, en prenant le large, le port et la ville encore si présents s’estompent pour laisser place aux flots et aux cieux. Bleu-vert profond de la mer, à l’horizontale la frange rocheuse et citadine puis l’immensité azurée.
Au bastingage seul un africain contraste. Je m’approche et lui adresse la parole en français. Son visage s’illumine d’un sourire rassuré. Le lien est facile. Il accompagne un commerçant italien pour l’aider dans le déchargement de marchandises à Ischia. Petit à petit, au fil des échanges, son histoire se précise.
Originaire par ses parents du Burkina Faso mais habitant la Côte d’Ivoire, il est orphelin de mère à l’âge de six ans. En 2002, alors chauffeur de camion, habitant avec son père près d’une base militaire, la guerre civile éclate. Son père est tué dans l’explosion de leur maison. Une longue errance commence. Il doit fuir comme tous les autres africains qui ne peuvent certifier leur « ivoirienité ». N’ayant pas de proche famille au Burkina Faso et ne pouvant prouver ses origines, il passe au Niger puis traverse le désert par les moyens de fortune - ou d’infortune : à pied, en jeep, en camion. La Lybie est visée comme l’oasis à atteindre. 2003-2008, six ans de galère : petits métiers, humiliations, trahisons, salaires de famine comme manœuvre, opérateur de bétonnière, maçon, carreleur… Puis un autre but : rejoindre l’Italie. Il se fait discret sur le mode de traversée de la Méditerranée. Centre de réfugiés à Rome, apprentissage de la langue italienne puis lente insertion, difficultés pour garder un logement, pour se nourrir mais toujours avec cette force, cette rage d’en sortir malgré la méfiance, le racisme, l’indifférence. Je suis le premier européen, en un an, à lui adresser spontanément la parole. Son patron, dont il se plaint de ne pouvoir supporter le tabagisme, l’appelle. Soumis, il le rejoint.
Nous ne nous sommes échangés ni nos prénoms, ni une poignée de mains. Il me reste le souvenir d’un être exceptionnel qui traverse ce début de millénaire dans un tunnel au bout duquel brille l’étoile Espérance.

Dix-sept août 1962.

Après vingt-quatre heures en DC7 de la Sabena, via Rome et Entebbe, l’avion atterrit à Ndola, en Rhodésie du Nord. Un katangais de l’Union Minière du Haut Katanga accueille les arrivants. Nous embarquons immédiatement dans un bus à destination d’Elisabethville distante de 150 km. Installé à l’arrière du bus, je lie connaissance avec le jeune employé. J’ai obtenu mon diplôme un mois plus tôt et je brûle d’impatience de connaître cette Afrique pleine de mystères. Après deux ou trois heures de voyage, me voilà déjà bien renseigné. A la descente du bus, je serre chaleureusement la main de ce premier ami africain. En attente de récupérer mes bagages, un couple belge s’approche de moi : « On ne donne pas la main aux noirs ! ». Je reste estomaqué mais cette leçon, dès mes premières heures sur le sol africain reste douloureusement gravée dans mon esprit. Dès cet instant, j’ai choisi mon camp et ce choix m’aidera dans tous mes rapports avec les africains durant les quarante années de vie professionnelle qui me verront des dizaines de fois en Afrique pour les études et la construction de barrages et de centrales hydroélectriques : Congo, Mali, Mauritanie, Sénégal, Maroc, Nigéria… chaque fois le contact sera franc, cordial, amical.
Des rencontres mais des aventures aussi : l’apprentissage du métier d’ingénieur, la remontée d’une rivière en pirogue pendant trois jours, d’interminables heures en chemin de fer ou en jeep, des préparations nocturnes pour présenter des conclusions au conseil des ministres de plusieurs pays africains, des heures à dos de mulet au Maroc, des arguments à développer pour convaincre les bailleurs de fonds de la banque mondiale, des pays arabes, de France et d’Allemagne, des solutions techniques à trouver sous le soleil implacable du Nigéria. Mais aussi les repas africains, les nuits à la belle étoile, la cérémonie du thé, les soirées où nous refaisions le monde. La nature : la majesté du fleuve Congo, l’impétuosité de l’Atlantique, les levers et les couchers de soleil sur un lac, les cieux où les nuages forment chorégraphie, les orages démentiels, les pluies sans aucune retenue, les retrouvailles, les souvenirs. Il y a aussi l’approche de l’islam, la découverte de leurs fêtes et de leurs coutumes. Les messes et les chants où toute la puissance spirituelle d’un peuple passe par la voix et la danse.

Il ne faut pas aller loin pour les rencontrer : là, dans votre rue, dans le bus ou le métro. Dans le train. Dites leur bonjour : leur regard s’illumine, la parole les anime, un peu de chaleur compense la froideur de notre climat ou de nos sentiments. Faites-en l’expérience, non pas la semaine prochaine mais déjà demain, si pas aujourd’hui. Vous découvrirez des gens qui ont une âme.
Ces rencontres ont des noms : Edouard, Pierre, Héliodore, Bocar, Anne, Mamadou, Amadou, Joris, Véronique, Karel, Tierno, Oumar, Binta, Etienne, Berthe, …
Presque cinquante ans séparent les deux rencontres évoquées. Il faut avoir été ce témoin privilégié pour percevoir l’évolution : des années sombres de l’apartheid en Afrique du Sud à la reconnaissance de la lutte de Nelson Mandela, de l’assassinat de Martin Luther King à l’élection de Barack Obama, de l’exil volontaire ou forcé à l’intégration des populations africaines dans nos pays européens. Leur longue patience, leur opiniâtreté sans faille, leur intelligence intuitive en font les partenaires privilégiés de ceux qui mettent l’humain en premier. Chacun et chacune de ces africains méritent notre estime et notre respect.

1 commentaire Répondre

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    Je suis très profondément touchée par votre récit. Votre ouverture d’esprit, vos valeurs humaines sont admirables.
    Il y a malheureusement encore beaucoup de préjugés, d’égoïsme, de peurs à dépasser pour aboutir à un monde plus juste, plus solidaire. Avez-vous lu "les rêves de mon père" de Barack Obama ? Que d’embûches, de combats, d’humiliations. Sa réussite laisse de l’espoir, ainsi que le combat de Nelson Mandela et tant d’autres mais le prix est à la mesure des idées reçues, transmises, défendues par une soi-disant supériorité blanche, riche et bien pensante. Lucienne E.

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