J’ai 7O ans et un de mes délices suprêmes est de déguster le soir devant la télé, demi-cuillerée après demi-cuillerée, mon petit pot de riz au lait. C’est comme une grande caresse pleine de tendresse que je savoure de tout mon être. Ma madeleine de Proust à moi.
Cette longue histoire d’amour commence tout juste à l’après-guerre. J’ai 6 ans. Les temps sont durs, les denrées rares et chères pour cette famille ouvrière. Aussi, chaque vendredi, maman prépare un repas qui cale les estomacs à peu de frais. C’est celui que je préfère.
Une grande casserole de riz au lait qu’elle répartit dans des assiettes creuses. Ces dernières refroidissent côte à côte dans « la belle pièce ». Je ne sais comment la nommer car elle est très peu meublée et nous n’y vivons jamais.
Papa l’a décorée avec son âme d’artiste en s’inspirant de ce qu’il peint dans les belles maisons bourgeoises. Un délicat crépi rose pâle recouvre les murs. Un tracé de fines lignes blanches se croisent, formant de grands losanges. Cela donne aux murs un rythme à la Vasarelli. Deux miroirs rectangulaires très allongés se rejoignent dans un angle, soutenus à hauteur de table par un quart de cercle en verre. Cette console improvisée reçoit un beau vase garni de branches de châtons printaniers, donnant une impression d’espace. Une cheminée en carrelages mats bois de rose s’ennuie de son poêle absent. Mon piano droit est bien calé dans un ange et un très vieux et très moche bureau se plante au cette de la pièce.
Mais le vendredi soir, sur le coup de 17 heures, la magie opère. Ce vilain bureau se couvre de belles assiettes remplies de crème jaune tendre comme autant de soleils activant des réflexes pavloviens considérables sur mes papilles impatientes.
Mais il faut attendre, d’abord que la crème refroidisse et que papa rentre du travail pour enfin s’asseoir autour de la table et MANGER. La cuiller, à soupe cette fois, bien en main, je surveille maman qui dépose une assiette devant chacun des convives Un subtil saupoudrage de sucre de canne brun sur la surface et on attaque. Après de longues années de frustrations et restrictions, ce plat riche et doux me remplit de bonheur. Il m’est arrivé, les yeux plus grands que le ventre, d’entamer une seconde assiette, de la saupoudrer entièrement de sucre. Après quelques cuillerées je devais toutefois déclarer forfait à la grande colère de ma mère :
- « je t’ai déjà dit de mettre le sucre au fur et à mesure de ton appétit, regarde le résultat, le sucre a fondu partout et c’est peu ragoûtant pour les suivants ».
Je respectais la consigne pendant quelques semaines mais le démon me reprenait quand-même de temps à autre.
Je ne sais pas si mes parents et mes frères appréciaient autant que moi ce repas bourratif, je ne leur ai jamais demandé, trop concentrée sur mon plaisir.
En grandissant, j’ai quelque peu oublié mon plat préféré. Les conditions de vie s’améliorant petit à petit, d’autres saveurs durent satisfaire mes désirs gustatifs.
Toutefois, l’envie revint avec mes enfants. Mais là se posait un autre problème. Cet aliment hyper-calorique n’entrait absolument pas dans les prescriptions drastiques de ma diététicienne. Ayant passé cinquante ans de ma vie « au régime », vous comprendrez mon désarroi.
Alors il fallait trouver une astuce qui allie mon désir de riz au lait et la culpabilité ressentie après l’avoir avalé.
Je ne préparais pas de grandes casseroles de crème, non, beaucoup trop tentant et dangereux. Comme par hasard, lors de mes courses au supermarché, mon caddy contenait aussi quelques boites de riz au lait Boss. Je me disais bien en rangeant les commissions :
« voyons, Lucienne, tu n’aurais pas dû acheter cela, tu vas le regretter et c’est mal ». Curieusement, une autre petite voix perfide répondait :
« pas grave, c’est pour les enfants ».
Que ce soit au goûter ou au dessert du soir, ma proposition de « bonne mère qui nourrit bien ses petits arrivait » :
-« un peu de riz au lait les enfants ? ».
Il n’appréciaient pas autant que moi mais bon, je pouvais ouvrir une boîte, verser quelques grosses cuillerées dans les deux bols et , vous ne me croirez pas, il en restait toujours un peu dans la boîte ! En douce, à l’abri des regards, je m’abandonnais à mon plaisir honteux et faisait un sort au dernier grain de riz tout au fond du récipient.
Les enfants se fatiguant un peu de ce dessert par trop répétitif, il me fut plus difficile d’accéder à mon vice caché. Un jour devant ma proposition insistante, mon fils me répondit :
« ok maman, ouvre la boîte, prends ta dîme et on sera tranquille ».
Oups ! J’étais dévoilée, le régime reprit ses droits.
Le temps a passé, la bataille des kilos s’est apaisée, une once de sagesse peut-être, et me voilà m’autorisant avec un extrême délice, à déguster mon petit pot de 180 grammes de ce précieux riz au lait comme un acte de tendresse et d’amour.
SophieT Répondre
Bien d’accord avec toi J K. Elevée en partie au Japon - nous avions l’équivalent avec un cuiseur à riz japonais qui est désormais ma Madeleine de Proust. Merci pour ce témoignage.