On a tous peu ou prou des souvenirs de vacances, de l’enfance, du passé. Ce sont, en général, de bons souvenirs ou, à tout le moins, des moments qui ont laissé une marque prépondérante dans notre mémoire.

Ceux-ci sont liés à des rencontres, la découverte de paysages fabuleux ou simplement bucoliques, des situations insolites, des moments de joie, d’étonnement, de peur parfois.

Mais avez-vous remarqué que ces souvenirs s’accompagnent presque chaque fois de tout ce que nos cinq sens ont pu capter ?

L’ouïe ? La première fois qu’on a entendu le bruit des vagues ou celui du vent à l’entrée d’une grotte, le rugissement des chutes du Niagara ou le brame du cerf.

L’odorat ? Marcher dans la forêt ardennaise après de fortes pluies, où les senteurs multiples d’humus, de champignons obsèdent nos narines.

La vue ? Lever le regard au pied d’une cathédrale, mesurer l’infini dans le désert, observer le délicat travail de l’araignée dont la toile est ennoblie de gouttelettes de rosée.

Le toucher ? Passer doucement la main sur la toison d’un agneau, retirer vivement les doigts qui se sont trop approchés d’une flamme, sentir l’eau ruisseler sur son corps pendant une douche glacée juste après un passage au sauna.

Mais mon propos aujourd’hui est d’évoquer le cinquième sens, le goût, les saveurs qui ont marqué différentes étapes de ma vie .

Je voudrais faire un inventaire, non exhaustif, de ma mémoire du goût.

Délibérément, j’ai choisi de ne garder que les bons souvenirs en la matière.
Mon plus lointain souvenir est celui d’une crème que préparait ma grand-mère maternelle. Je devais avoir quatre ou cinq ans et lorsque je me rendais chez elle, je savais que, dans le grand plat vert foncé au centre de la table recouverte d’un napperon en dentelles, la crème dégageait des fragrances exquises. Ce n’était rien à côté de la dégustation proprement dite. Ce goût, je ne l’ai jamais retrouvé. Ma mère, pourtant bonne cuisinière n’étant jamais parvenue à me faire retrouver cette délectation due à la crème de « Marraine Elise », hélas trop tôt disparue.

Survint la guerre et ses privations. Je n’ai jamais eu faim mais j’étais loin de pouvoir manger de toutes ces choses qui me paraissent aujourd’hui si communes. Ainsi, le pain. Celui qui formait notre ordinaire était métissé de farine et de son. Il avait une couleur grisâtre, sa consistance était plutôt élastique et il moisissait assez vite. Mais, parfois le samedi, mon père enfourchait son vélo pour se rendre à la ferme de très lointains cousins et ramenait un grand pain blanc cuit au feu de bois. Cela faisait des tartines de trente centimètres, recouverte de vrai beurre. Nous y avions droit en guise de dessert. Ah ! Le pain de Ladeuze, j’en salive encore rien que d’y penser.
Mais la guerre a pris fin, Dieu merci, et l’arrivée des troupes alliées allait me permettre de goûter une matière grasse tartinable que l’on achetait dans de grandes boîtes en fer de couleur kaki et qui s’appelait le « butterspred. » Je n’en ai jamais connu la composition mais je pense qu’il devait être un mélange de beurre et de fromage. J’en garde un bon souvenir.

1950. Mon père, pour m’apprendre ce qu’était le travail, m’envoie en « vacances » chez un de ses amis, fermier. Il lui avait donné pour consigne de me faire travailler dur, j’avais 14 ans .
Le matin, dès 6h, on était dans l’étable pour la traite, vers 8h on prenait le petit déjeuner avant de partir aux champs. La fermière nous préparait un en-cas que nous mangions assis à même la terre.
J’ai été très surpris de la voir garnir de belles tranches de pain blanc avec un généreux morceau de lard gras recouvert de gelée de groseilles rouges. A ma grimace de petit citadin, elle me dit « Tu goûteras et si ça ne te plait pas, recrache-le, les oiseaux, eux, ne se feront pas prier. »
J’ai goûté et je n’ai jamais plus voulu autre chose pour partir les matins suivants.

1956. Service militaire. Il existait encore en ce temps-là. Pour partir en exercice, nous recevions des rations « dites de guerre », à savoir une boîte contenant des biscuits très durs, du fromage en boîtes métalliques et d’autres choses encore que j’ai oubliées. Mais il y avait surtout les filets de maquereaux ABL ( traduisez Armée belge).
J’en étais devenu « accro ». J’échangeais des ingrédients de ma boîte pour augmenter ma ration en filets de maquereaux. L’officier dont je pilotais la jeep était allergique au poisson, je bénéficiais gracieusement de sa part. On était en Allemagne où le froid en hiver sévissait plus que chez nous. Comme je devais laisser tourner mon moteur pour alimenter le poste de radio, j’autorisais l’infirmier à venir s’asseoir sur mon capot bien chaud moyennant sa boîte de filets. Bref, je me suis gobergé jusqu’à ce que le ministère me renvoie à la vie civile. Jamais je n’ai retrouvé d’aussi bonnes boîtes.

Je pourrais continuer ma liste des bonnes choses du passé mais vous aussi, j’en suis sûr, vous avez le souvenir du goût. Cherchez un peu, ils remonteront lentement en vous et quel plaisir de se les remémorer.

Je ne suis d’ailleurs pas le seul et je vous renvoie au livre d’Apolline Elter qui nous fait découvrir 27 écrivains belges et leur mémoire du goût *

* « Les madeleines de nos auteurs », éd. Racine, Bruxelles nov. 2008

1 commentaire Répondre

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    Nos cinq sens sont en effet les agents essentiels qui nous lient au monde et nous le font découvrir.J’ai longtemps été absorbé par l’étude de la vue qui intervient pour 85 % dans notre connaissance de notre environnement et de l’univers.Mais parlons de goût, de celui de son propre sang dans une bouche qui vient de perdre d’un coup de poing une de ses dents et qui découvre en même temps ce qui fait battre son coeur , du goût si nauséabond et particulier de la chikwangue,le pain des congolais ,auquel on s’habitue et qui devient familier avec le temps et, tant qu’on y est du goût du lait saisi au vol du pis de la vache que l’on trait...hum ! ce goût enfantin, tiède et sucré, ce goût définitivement perdu dans un lait pasteurisé et stérélisé. José.T.

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