Une joyeuse petite fille née dans un milieu privilégié, choyée par un entourage qui n’a d’autres problèmes que ceux occasionnés par les vicissitudes extérieures de la vie. En somme, la banalité en chemise de soie, dirait-on aujourd’hui.

Au risque de paraître prétentieuse, j’oserai dire : peut-être pas ; méfions-nous des apparences.

Son père est ingénieur civil des mines. Né au cœur du Borinage, région minière, aîné d’une famille de 4 enfants, pour répondre à la tradition du pays il sera formé aux Facultés Polytechniques de Mons.

L’univers minier … Un monde hors du commun, une vie d’émotions où l’anxiété est compagne de tous les instants. Papa part tôt le matin. Quand rentrera-t-il ? La question se pose chaque jour, dans un quotidien construit d’imprévus d’où sont exclus les habitudes, le train-train et les certitudes. Des nuits blanches, déclenchées par la sonnerie du téléphone suivie, quelques instants plus tard, du claquement sec et nerveux de la porte d’entrée. Et la nuit se fait épaisse, dense, lourde … Que s’est-il passé ? Quelle est l’ampleur du drame ? Des ouvriers sont-ils prisonniers des galeries ? Le terrible et impitoyable grisou a-t-il encore frappé ? Y a-t-il des blessés ? Des morts ? Quels risques mon père, toujours parti en éclaireur, devra-t-il encourir pour mener les secours vers des mineurs enterrés ? Quand rentrera-t-il ? Demain ? Après-demain ? … C’est l’attente qui commence, meublée d’autant de questions pour ma mère venue me retrouver dans ma chambre, et pour moi … Les heures passent … Je dois partir pour l’école ; je dors à moitié, j’ai l’esprit ailleurs. Des élèves sont absents. Aujourd’hui, l’institutrice ne relèvera pas les présences …

Un métier dur, terrible, inhumain dit-on de nos jours. Certes. Même après la guerre, malgré les améliorations techniques et sociales, ce travail reste le plus dur de tous. Alors pourquoi ? … Pourquoi ceux qui ont exercé cette profession, ingénieurs, porions et mineurs de fond, pourquoi donc ces gens regrettent-ils tant leur métier et son ambiance, malgré les maladies, les dangers et les larmes qui l’accompagnent ? Car tous, sans exception, en parlent avec nostalgie et émotion, tous ont été brisés lorsque les charbonnages se sont fermés l’un après l’autre. Et les raisons de ce profond désarroi, de cette profonde tristesse n’étaient pas l’inquiétude de l’avenir : à cette époque, du travail ils savaient qu’ils en retrouveraient.

Mais que regrettent-ils donc ? interrogent les gens, sidérés.

Ils regrettent la profonde humanité, la complicité du cœur et de l’intelligence, la solidarité si forte, profonde, unique et vraie, le sens du compagnonnage, la durable amitié, la franchise, l’estime, le respect et la confiance réciproques de l’ingénieur vers l’ouvrier et de l’ouvrier vers ses supérieurs, sans oublier l’attention toute empreinte de tendresse pour des chevaux qui passent leur vie sans lumière, au fond des galeries, jusqu’à ce que la technique les remplace ; ces mines qui ont aussi été la seule chance de reconversion et de réinsertion pour d’anciens repris de justice a qui on redonnait une chance sans rien leur demander. En d’autres termes, une profonde humanité qui n’existait que dans ce milieu si particulier, au sens de l’humour, à la joie de vivre et à la générosité inégalables. Cette conscience d’appartenir à un groupe social différent, possédant ses propres valeurs humaines, nobles et fortes. Les douleurs et les joies sont réelles et sans artifice.

Notre angoisse diminue un peu vers midi, lorsqu’un chauffeur vient chercher un pique-nique pour mon père : cela signifie qu’il est revenu en surface. Mais les nouvelles ne sont jamais vraiment optimistes … Ici, il y a des gradations dans la gravité des catastrophes. S’il y a des blessés ou des morts, maman intervient, évite les obstacles d’ordres pratiques et administratifs aux familles ; mais c’est surtout la présence discrète et silencieuse, respectueuse de la douleur, de cette jolie dame qui n’est pourtant pas du même pays qui les réconforte … car il n’y a rien à dire. Le silence au Borinage et dans le monde minier est plus éloquent que les pauvres paroles que l’on pourrait prononcer. Ici, chacun est conscient des risques et des dangers du métier, chacun sait que l’irréparable peut arriver à tout moment malgré les strictes et sévères mesures de sécurité, chacun connaît la fin possible si le destin en décide ainsi … chacun sait, l’accepte … et se tait … La douleur est pudique, les paroles incongrues.

Et pourtant … A l’heure où les mines se ferment, ces hommes pleurent, regrettent déjà et sont abattus ; désormais, ils vivront de souvenirs et de nostalgie.

Ayant appris le départ de mon père pour une mission qui pourrait être de longue durée en Amérique Latine, des porions, âgés de 50-55 ans, viennent spontanément lui offrir leurs services : ils en veulent encore, refusent l’inévitable, même au prix d’un déracinement. Eux qui n’ont jamais quitté leur village, leur maison ni leur famille vont demander et accepter de partir loin, dans des contrées mal connues ; ils vont devoir apprendre une autre langue, s’intégrer à une culture différente (nous n’étions heureusement pas dans les colonies … !) et capter la confiance d’hommes dont ils ne connaissent rien. Avertis des différences et des difficultés, ils partiront néanmoins, avec leurs épouses, elles aussi courageuses et décidées, et réussiront : tout, plutôt que de renoncer trop tôt et « encore dans la force de l’âge », comme ils le disaient, à un métier qui est leur vie et qu’ils considèrent, non sans raison, comme l’un des plus beaux et des plus généreux au monde. Au fil des ans, ils s’adaptent, se font des amis ; parfois leurs famille viennent leur rendre visite. Ils rentreront ravis, heureux, riches de cette part de leur vie.

Notre départ a lieu au milieu des violences des grèves de 60. Là-bas, avec l’aide de la mission belge, qui s’étoffe d’année en année, des mines se créent, se développent avec la même humanité, la même solidarité et la même complicité entre la nature et les hommes.

Mais la vie dans ces pays nous enrichit également beaucoup. Si les accidents dus au grisou, bête noire des mineurs belges, sont au moins absents dans ce type de mines, par contre d’autres imprévus les plus divers sont notre lot quotidien : la nature tropicale se déchaîne parfois, sans crier gare, sous forme de tornade ou de tremblement de terre ; la société n’est pas ou peu sécurisée, ces états sont instables. Un jour n’est pas l’autre. Le regard sur la vie et la mort est plus naturel. La mort fait partie de la vie. Vivant au jour le jour, ces gens sont joyeux, vifs, intelligents, sensibles, créatifs, combatifs et généreux. Ils acceptent avec philosophie les coups du sort lorsqu’ils se présentent : la vie est un phénomène en marche ; un jour la joie, un jour les pleurs. Le soleil et la musique les y aident. Les douleurs passent … mais ne s’oublient pas, car ils ne sont pas fatalistes pour autant. Néanmoins, « Asi va la vida ».

En Belgique et en France aujourd’hui certains charbonnages ont été transformés en musées. D’anciens mineurs y parlent de leur travail avec un enthousiasme et une fierté qui fait vibrer les visiteurs, leur fait comprendre pourquoi ils aimaient tant leur métier, combien ils sont fiers de l’avoir exercé, et à quel point ils le regrettent.

Un groupe social considéré avec une certaine circonspection par le reste d’une société qui comprend mal, qui préfère ne pas trop s’approcher de ce peuple « noir », dont les violentes révoltes du début du siècle sont pourtant à l’origine de nos sécurités sociales ; une population que l’on dit si rustre et dont, pour tout dire, ils ont un peu peur. Peuple certes des profondeurs de la Terre, mais dont l’œuvre contribue à les chauffer et à faire tourner l’économie. Un mineur n’a-t-il pas déclaré à Constantin Meunier : « Merci, monsieur l’artiste. A part vous, qui s’intéresse à nous, les Gueules Noires ? » Un grand hommage à un grand artiste.

Rustres ? Peut-être. Mais certes courageux, en tout cas détenteurs d’un savoir-vivre qui leur permettait d’être naturels sans vulgarité et de la chose la plus précieuse au monde : l’intelligence du cœur. Car ces gens vivaient d’abord avec leur cœur.

C’est en tout cas là, parmi eux et leurs enfants, que j’ai compris, au fil des ans, les réelles et profondes valeurs humaines, celles qui sont universelles et éternelles. Celles qui devraient aboutir. C’est là que j’ai appris à considérer tout homme et toute femme. C’est là que j’ai compris le caractère vain, superficiel et déplaisant de l’arrogance, de la suffisance, de la prétention, de la condescendance et des mondanités. C’est là que j’ai compris ce que signifient les mots « accueil » et « bonté ». C’est là que j’ai appris à accepter, à respecter et à vivre avec les différences. C’est là que j’ai appris à regarder à travers et derrière la poussière ; mais également, et surtout, à travers et derrière le décorum. C’est là aussi que j’ai appris la nécessité de l’apparente légèreté.

20 ans après la fin de cette grande aventure, ils ont écrit du Borinage et de Colombie au décès de ma mère ; 13 ans plus tard, d’anciens mineurs, malgré leur grand âge, se sont déplacés du Borinage en train et en tram ; un ex-collègue de mon père est même venu de Colombie pour rendre un dernier hommage au « Doctor Emilio » comme ils disaient … le temps d’un bref souvenir et d’un sourire chaleureux et mouillé.

Chez les Gueules Noires, on vivait franc et vrai, et on n’oubliait pas.

2 commentaires Répondre

  • Répondre

    Je suis profondément touchée par votre si beau texte, si vrai,si essentiel sur le fond et si magnifique dans la forme.
    Je n’aime pas être grincheuse et dire "c’était mieux avant" mais force est de constater que les valeurs du coeur se délitent un peu et même beaucoup dans notre société tellement individualiste. On voit toutefois surgir parmi des groupes de jeunes des initiatives vraiment généreuses : à soutenir et révéler sans modération ! Que ce "capital humain" ne se perde pas ! Quel bel hommage à vos parents ! quel bel héritage pour vous qui en avez extrait toute la richesse. Lucienne E

  • clodomir Répondre

    très émouvant, ton texte ; je ne suis pas d’une famille de mineurs mais je les ai entendu parler et j’ai toujours été frappé par l’immense amour qu’ils portaient à ce métier ingrat, dangereux et dur entre tous ; c’est bien que tu témoignes et que tu leur rendes hommage !
    tu connais certainement la chanson de Pierre Bachelet : "Les corons" ; je ne l’écoute jamais sans être au bord des larmes ;

    "Ils étaient de la fosse comme on est d’un pays"

    eh oui, c’était leur pays !

    Je vais régulièrement me promener sur les terrils et visiter les anciennes mines : Blégny, le Bois du Cazier ..
    ça me touche beaucoup.

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