Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « Entre rire et pleurer »
Des patins à roulettes, voilà le rêve de mes treize ans !
Dans le grand magasin de sport où maman et moi nous sommes rendues, la jeune vendeuse me pose une question : « Désires-tu des patins ordinaires ou les spéciaux pour patinage artistique ? »
Je n’hésite pas une seconde, je vais faire du patinage artistique !
Les patins de mon choix sont les plus chers. Je coule un regard du côté de maman, elle n’intervient pas. Elle a son air de la plus grande indifférence, n’y connaît rien et me laisse libre de mon choix.
Les patins ordinaires sont les seuls recommandés pour les débutants. Ceux que je viens d’acquérir sont articulés dans tous les sens pour permettre toutes les figures de danse et n’ont donc aucune stabilité. Mais je l’ignore.
Me voilà rentrant à la maison.
Je porte fièrement la précieuse boîte contenant mes patins de compétition. Je veux les essayer de suite, mais je ne sais où aller. Heureusement mon frère est là et lui, il sait : « le palais de justice, c’est l’endroit idéal ».
Et nous voilà partis, mon grand frère et moi en direction du palais.
Mon frère a raison : bien que la partie centrale de la cour ne soit pas praticable en raison de gros pavés inégaux, la galerie sous les arcades est d’un beau marbre bleu. Une surface lisse comme un miroir ; de plus, c’est désert, personne en vue…
Patins aux pieds, j’écoute attentivement mon frère me donner une brève leçon. Je m’élance sans la moindre crainte. C’est d’une facilité enfantine, je patine et même de plus en plus vite. Je vole littéralement lorsqu’une porte donnant sur la galerie s’ouvre.
Un avocat en robe portant sur les bras une impressionnante pile de dossiers s’aventure sur le lieu de mes exploits.
De loin, mon frère crie : « Arrête-toi ! Tourne vers la droite ».
Mais je n’ai pas appris ni à m’arrêter ni à contourner un obstacle.
Je suis lancée à toute allure, je continue droit devant moi. Je vois l’avocat de dos. Empêtré dans ses dossiers, il s’évertue à fermer la porte.
Il y parvient, s’avance de quelques pas…
Arrivant tel un bolide, je le prends dans mes bras et nous faisons ensemble une chute spectaculaire. Nous nous retrouvons assis par terre, l’un en face de l’autre. Mes jambes sont invisibles, elles disparaissent sous la jupe de l’avocat ! Autour de nous, éparpillés sur une grande surface, les dossiers dont certaines feuilles planent haut et ne se décident pas à redescendre.
Je suis tellement honteuse que je n’ose prononcer un mot, lui non plus. Avec la vitesse de l’éclair, je retire mes jambes de leur cachette, arrache mes patins et je cours vers la sortie.
Un dernier regard en arrière me permet de voir ce tableau : l’avocat à genoux, tentant de rassembler ses dossiers épars.
De retour au foyer, mon frère et moi racontons notre mésaventure.
« Ce n’est pas croyable, cette jeunesse d’aujourd’hui qui ne sait même pas patiner ! » s’écrie papa… « De mon temps, dans ma ville de Flandre, tous, petits et grands, nous savions patiner. Nous attendions avec impatience, le rude hiver du plat pays et dès que le canal était gelé, c’était la fête : nous patinions joyeusement. »
« Et je n’avais pas votre chance » ajoute-t-il « mes parents n’avaient pas les moyens de m’acheter des patins ; les miens, je les ai trouvés sur une poubelle. L’un était cassé, je l’ai réparé moi-même avec un bout de ficelle ce qui ne m’empêchait nullement d’arriver le premier dans toutes les courses organisées sur le canal ! »
Nous lui faisons remarquer qu’il parle de patinage sur glace alors que pour nous, il est question de patinage à roulettes.
« Mais il n’y a aucune différence, s’écrie-t-il « le patinage qu’il soit sur glace ou à roulettes, les gestes à effectuer sont exactement les mêmes. D’ailleurs, je vais vous faire une petite démonstration ».
Papa avait certainement patiné dans son enfance et sa jeunesse mais à présent, il est âgé de 48 ans et pèse près de 100 kilos !
Quittant la maison nous voilà partis, papa, maman, mon frère et moi vers notre destin. Nous ne sommes pas allés loin.
Papa trouve de suite l’endroit idéal : la rue asphaltée longeant notre église paroissiale.
Il ajuste les patins de danse artistique et s’élance sur la chaussée.
Il n’avait pas menti, il savait patiner mais hélas, après quelques évolutions, il perd l’équilibre et fait une lourde chute sur le dos. Il est étendu de tout son long, juste à l’arrêt de l’autobus ! Celui-ci arrive, heureusement il freine juste à temps, mais reste au milieu de la chaussée et bloque la circulation.
Papa gît les yeux fermés.
Maman hurle : « Julien », mon frère et moi : « papa » !
Il ouvre un œil, nous prie de le laisser tranquille puis le referme.
Maman crie de plus belle : « Julien » et nous : « papa ».
Cette fois, il ouvre les deux yeux et nous annonce une bien mauvaise nouvelle : « Je suis mort » déclare-t-il puis clôt à nouveau les paupières.
Maman est une forte femme de près de 90 kilos. Elle l’empoigne sous les bras et parvient à l’asseoir. Alors notre mort se met à tousser ; nous retirons les patins de ses chaussures. Ayant retrouvé ses esprits, il se relève. Les curieux s’étaient rassemblés sur la place de l’église. Parmi eux, beaucoup d’enfants sortant de l’école, tout étonnés de voir cet étrange accident…
L’autobus rejoint enfin son arrêt et les voitures qui formaient le bouchon circulent à nouveau.
Papa accroche un bras au cou de maman, tout en se tâtant les reins de l’autre main. Ils se mettent en marche vers la maison. Derrière mon frère, je ferme la marche en silence, je porte la boîte contenant mes fameux patins et…mes rêves envolés.
Je me suis empressée de cacher mes patins de compétition au grenier où je les ai oubliés pour toujours… Je ne sais ce qu’ils sont devenus, il ne m’en reste que ce lointain souvenir.