Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « Entre rire et pleurer »
Marcelin vécut ses vingt premières années à Nisramont, petit hameau de la commune d’Ortho proche de Laroche, où ses parents possédaient une modeste exploitation agricole.
On était au tournant du siècle. Si la vie était dure à l’époque, elle l’était plus encore en ce coin reculé dont les habitants prononçaient le nom en traînant sur le a. Son père François, sa mère Anne, son frère et ses deux sœurs ont peiné sur un sol ingrat quand ils n’allaient pas, l’hiver venu, ramasser du bois mort sur les pentes du Hérou.
L’Ardenne sortait lentement de son isolement, mais à l’instar du chemin de fer d’Arlon inauguré pourtant quarante ans plus tôt, la marche du progrès passait encore bien loin du petit village. Les déplacements qui n’étaient pas pédestres s’effectuaient dans des carrioles poussiéreuses cahotant sur des chemins tels que le pied de l’homme et le sabot des animaux les avaient façonnés. Et le passage d’un vélo venu on ne sait d’où suffisait à précipiter les ménagères sur le pas de leur porte.
On s’éclairait à la chandelle ou à la lampe à huile, dans un intérieur fruste au mobilier rustique, où le poêle en fonte enfonçait son tuyau rouillé dans une cheminée délabrée. Chacun sortait son couteau de sa poche pour partager le pain noir, le morceau de lard, les pommes de terre, les choux ou les oignons. On mangeait de la viande le dimanche et on faisait bombance une fois l’an à la Kermesse.
Les rudes hiver se combattaient vaille que vaille, à l’aide de chaufferettes remplies d’eau chaude que l’on emportait, même à l’église, pour y poser les pieds. L’art de guérir n’avait guère progressé depuis Molière. On mourait d’une appendicite, que l’on appelait colique de miserere, et on préférait au médecin, qu’on eût souvent été bien en peine de rémunérer, les remèdes de bonne femme et les moyens préventifs les plus farfelus.
La foi était vive et faisait bon ménage avec la superstition. A l’armée, Marcelin subira les quolibets de ses camarades lorsqu’il leur confiera, qu’au village, on sonnait la cloche pour détourner l’orage du territoire de la paroisse. Pratique peu évangélique, en l’occurrence, puisqu’elle incitait les nues à se décharger sur la paroisse d’à côté.
Marcelin aimait l’école, laquelle n’était pas encore obligatoire. Il s’efforçait de s’y rendre régulièrement, même en été quand les travaux des champs requéraient la présence de chacun à la ferme, des aînés aux plus jeunes ; ou tout au moins pouvaient servir de prétexte à ne pas répondre à l’appel de l’instituteur. Longtemps après son mariage il correspondra encore avec celui-ci. Plus tard il fréquentera l’école pour adultes qui, le dimanche, tenait ses assises à Ortho, à rien moins qu’ une heure de marche de la maison paternelle.
La lutte des classe était encore bien vivante à l’époque dans la belle province, et se manifestait entre autre au moment des communions. Marcelin, dont la bonne mémoire lui permettait de bien connaître son catéchisme, avait eu l’outrecuidance, à quelques jours de la cérémonie, de ravir sa première place au fils du plus gros fermier de la commune. Le vicaire, que ce grand propriétaire recevait paternellement à sa table, ne pouvait tolérer pareille atteinte à l’ordre social. Il rétablit donc, sous un quelconque prétexte, le rejeton du notable dans ses droits les plus élémentaires. Mais Anne, qu’ulcérait une telle injustice, réagit comme une louve dont on menace le petit. Indifférente à la dépense elle fit pour son fils l’acquisition d’un cierge énorme, plus gros encore que celui du premier du cours, au point que l’enfant avait peine à le tenir à la verticale.
Marcelin ne sera pas premier. Il n’a vraisemblablement pas porté un beau costume aux pantalons mi-longs, avec la chaîne de montre et le vaste nœud comme on les voit sur les clichés du temps passé, mais il avait pris une fameuse revanche.
Un an plus tard Germaine avait douze ans elle aussi. Elle menait une existence paisible à l’abri de la grille de la gendarmerie de Momignies, petit localité sur la frontière française et point de départ des courses de pigeons.
Elle vivait un peu en vase clos, avec sa sœur et de grandes amies dont les parents résidaient, comme les siens, dans les locaux de la gendarmerie. Elle évoquera plus tard avec beaucoup de nostalgie les beaux jours de son enfance à Momignies.
Elle avait un jour passé la tête entre les barreaux de la grille, et malgré tous ses efforts ne parvenait pas à l’en retirer. Il fallut toute la vigueur d’un robuste gendarme pour faire ployer le métal et libérer la captive. Lorsqu’elle y retourna cinquante ans plus tard en pèlerinage, la vue des barreaux toujours écartés fit redoubler les pleurs que l’émotion n’avait cessé de lui arracher dès la descente du train.
Germaine aimait aussi raconter l’histoire de sa chasse au crottin. Cet engrais animal était apprécié de tout qui avait des pots de fleurs ou des plates-bandes à soigner. Aussi la concurrence était-elle grande quand se présentait l’occasion d’en récolter. Or donc, un de ces nobles solipèdes – l’ancêtre du combi du pandore moderne – vint à déposer son tribut sur le pavé de la cour. L’événement n’échappa point à la petite Germaine qui courut s’armer des instruments adéquats et revint au galop s’emparer de l’excrément convoité. Las, dans sa précipitation – car elle était vive, un vrai garçon manqué - elle s’étala, non point le nez dans le crottin, mais à deux pas quand même du précieux dépôt. Son petit menton s’ouvrit au contact du porphyre et garda désormais sous la forme d’une cicatrice le souvenir de l’incident.
Son adjudant de père menait sa brigade d’une main de fer. Ce n’était pas un joyeux drille. Ses filles, qui avaient eu elles aussi à subir ses rigueurs, aimaient répéter qu’aussi loin que remontaient leurs souvenirs elles ne l’avaient vu de bonne humeur qu’aux enterrements. Ou, plus exactement, à l’issue des enterrements, après que quelques tournées prises en compagnie de parents et amis perdus de vue depuis des années eussent attendri sa rugueuse écorce. Germaine allait plus loin et était d’avis qu’à tout prendre, sa mère aurait gagné à ce qu’il la trompât de temps à autre. Ayant ainsi des choses à se faire pardonner, il se serait peut-être montré plus aimable à son égard.
Et puis Adolphe, le père de Germaine, n’aimait pas les curés. Il était de ces impies qui ont grandi loin d’un clocher dans les nouvelles agglomérations industrielles, sensibles aux récriminations laïques et dénonçant le prêtre et le clérical comme des dangers publics dont il ne faut attendre qu’obscurantisme et hypocrite méchanceté.
Cédant aux instances de sa femme, qui n’était pas de cet avis, il avait néanmoins consenti à ce que ses filles aillent à l’église, et même, qu’elles fassent leur première communion. Mais Germaine, qui était un peu perfectionniste, ne s’avisa-t-elle pas, en matière de catéchisme, d’en remontrer à ses camarades au point de les devancer dans les compositions périodiques. Or la coutume voulait que la plus méritante des communiantes non seulement conduise son groupe lors des processions du jour, mais aussi qu’elle brandisse un cierge dont la taille et un luxe exceptionnels justifient un prix tout aussi considérable.
Cette fois c’en était trop pour un libre-penseur économe, que sa position de notable désignait à l’attention de ses concitoyens. Bien résolu à s’éviter le scandale et la dépense, et insensible à ses supplications, il enjoignit à la pauvrette de faire en sorte de rétrograder dans les classements. Ce qu’en fille soumise elle fit, la mort dans l’âme, en simulant un trou de mémoire ou en proférant quelque sottise à la grande surprise de ses condisciples.
Germaine était ma mère et mon père, Marcelin. Elle était couturière quand ils se sont rencontrés, et lui, revenait du front. Elle s’était promis d’embrasser le premier soldat belge qu’il lui serait donné de revoir. C’était l’occasion. Elle n’osa pas pourtant, du moins pas tout de suite, mais elle l’épousa. Quelques mois plus tard, heureux et fiers, ils assistaient au baptême de leur premier né. Le cierge pascal qui les éclairait ne leur laissa cette fois pas un goût d’amertume.