Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « Entre rire et pleurer »
Malgré ma retraite, je prends tous les jeudis le chemin le plus court entre la gare centrale à Bruxelles et l’institution où j’enseigne.
J’hésite toujours entre deux voies, l’une qui emprunte quelques rues tranquilles, l’autre illuminée par la Grand Place. La première guide les femmes et les hommes de devoir, la seconde grouille de touristes qui s’émerveillent devant le baroque d’une des places les plus belles du monde.
Mon humeur et ma curiosité guident mon itinéraire.
Mon dernier cours de l’année académique 2002 s’annonce un peu tumultueux ; je dois présenter les résultats d’une interrogation-test qui ne me satisfont pas du tout. Ce matin de mai, je veux profiter du soleil, l’avaler de tous mes pores, me donner des forces avant ces deux heures où je serai enfermé entre quatre murs avec mes étudiants, sans lumière naturelle, ébloui par des néons qui jettent leurs lux intensivement. La rue que j’emprunte est le lieu où défilent des passants aux lèvres coincées par les soucis et aux touristes qui s’expriment dans toutes les langues de la terre. Les jaunes sourient en clignant d’un œil, photographie oblige ; les noirs travaillent dans les caniveaux ; les blancs mâchonnent, avalent goulûment une crème glacée ou devisent à grands gestes. Leur point commun : ne s’intéresser à personne d’autre qu’à eux-mêmes.
Soudain, quelque chose m’interpelle : un langage connu, indéfinissable, presque universel, dont la mélodie semble couler de source.
Pas un mot, rien que du son fluide comme un ruisseau tranquille .
Mon cerveau travaille, se souvient de chaque note ; les intonations, les crescendo, les lento… ponctuent ce concerto de Beethoven.
Je ne vois rien, j’entends tout.
Bien ! Très bien ! Ce musicien a du talent. Bonne ponctuation. Chaque note est jouée dans le tempo, sans la précipitation de l’artiste qui veut arriver au bout de sa prestation.
Qui est-il ? Où se cache-t-il ? Derrière quelques maisons déprimées ? Non ! Sous les arcades de la Maison des Princes. A-t-il choisi cet endroit pour se protéger du temps ou a-t-il voulu offrir une résonance particulière à son exécution ? Finalement, cela m’est égal. Seul, le résultat compte. Le violoniste est là, le couvercle de l’étui à violon ouvert, fier de montrer les photos d’une femme et d’une petite fille. Je passe devant lui, sans le regarder pour éviter de troubler son jeu. Je m’arrête devant la porte d’un magasin où une femme, une vendeuse sans doute, parle à haute voix avec un homme.
Madame, ce musicien joue-t-il régulièrement ici ?
Ma question lui semble incongrue.
Quel musicien ? me répond-elle avec brusquerie.
Le violoniste attaque le deuxième mouvement du concerto, sans fléchir, sans fatigue apparente.
Je continue mon chemin. J’entre dans un magasin familier.
Vous connaissez ce violoniste, là-bas, en haut ?
Non, me répond le vendeur. Personne ne joue jamais à cet endroit.
La curiosité l’emporte. Je rebrousse chemin. Un moment d’une telle intensité ne peut être évité. Je veux savoir s’il persévère dans la qualité. Je m’approche de lui. Je m’arrête, j’écoute et j’essaye de comprendre ce qu’il veut m’exprimer.
Il entame le troisième mouvement sans arrêt après le deuxième comme le compositeur l’a voulu. Il joue avec brio, sans pathos, sans mièvrerie, comme seuls les vrais artistes peuvent se le permettre. Malgré le peu de qualité de son violon, il possède suffisamment de talent pour en extraire le maximum, pour offrir une résonance romantique et chaude digne d’un jeune professionnel.
Alors, je bats la mesure de l’orchestre, note après note. Il croit que j’essaye de débusquer ses faiblesses alors que, pour la première fois, j’approche d’aussi près un musicien de cette classe. Soudain, il flanche, son archet sautille, ses doigts s’accrochent aux cordes. Je le sens troublé, un peu pris à contre-pied. Mais en bon musicien, il triomphe de la difficulté et termine avec brio son concerto.
Vous êtes terrible, Monsieur, me souffle-t-il. J’ai suivi vos cadences ; elles me semblent exactes. Mais lorsque je rencontre un connaisseur, je perds vite pied.
Je souris. Un connaisseur, moi ! Non ! un mélomane qui regrette, depuis toujours, de n’avoir pu lire des partitions, de s’être contenté de mémoriser tout, instrument par instrument, accord par accord, pour mieux se pénétrer de la beauté d’une construction orchestrale.
Non, Monsieur, je ne suis pas un connaisseur. J’apprécie le beau et vous le représentez bien.
Alors, il me raconte sa vie à deux partitions. La première qu’il préfère oublier ; une période noire, sans violon, qui l’avait conduit en prison. La seconde où la rencontre avec un bon pasteur et sa femme lui donna la force de reprendre son art.
Aujourd’hui, je n’irai pas au conservatoire. Je dois gagner ma vie.
Le ton de sa voix est clair, calme, sans emphase comme son jeu, d’une sérénité qui me confond. Quel contraste avec le monde qui nous entoure !
Des gens passent, sans un regard, sourds.
Ce matin, ajoute-t-il, un petit garçon et sa grand-mère se sont arrêtés pendant que je jouais. L’enfant s’est assis devant moi une dizaine de minutes, le visage épanoui, souriant à chaque phrasé. J’ai bien débuté ma journée et je la terminerai mieux encore. Lorsque j’expliquerai cette histoire à mon épouse, nous nous rappellerons nos moments heureux.
Je dépose dans sa main ferme un billet, avec cette joie communicative qu’il m’a donnée.
Je vois que vous aimez la musique. Avez-vous encore un peu de temps ?
Je ne regarde même pas ma montre. Pourquoi briser ce plaisir ?
Un peu de Bach nous fera du bien, ajoute-t-il. Je vous le dédie.
Alors il attaque une partita des plus difficiles. Il peine. Il veut se surpasser.
Aujourd’hui, depuis combien d’heures ces deux mains travaillent-elles le violon ? La fatigue l’emporte. Il craque.
Vous avez de l’ambition, lui dis-je. C’est très bien. Certains moments furent sublimes. Je vous remercie pour tout.
J’ai oublié l’heure, les mauvaises notes des étudiants, la réprimande que j’avais préparée pour qu’ils réagissent avant leur échec de fin d’études.
Et je suis arrivé en retard…
Alors, j’ai débuté mon cours par cette histoire pour expliquer à mes étudiants que leur échec peut être le résultat d’un effort et que, tout compte fait, ils avaient le droit de se tromper. On ne naît pas virtuose, on cultive sa virtuosité, selon ses capacités. Mais on essaie toujours d’avancer, de se surpasser pour s’améliorer.
Je ne pus m’empêcher de parler de ce musicien à mes collègues pour partager ma joie et mon enthousiasme. Aucune réaction : trop enfermés dans leur spécialité, sont-ils obtus, calfeutrés dans un système ?
Seuls quelques étudiants ont réagi et compris mon message.
Tout compte fait, ce sont eux qui sont l’avenir !