Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « Entre rire et pleurer »
En 1943, enfant juif de 16 ans, j’étais caché à la campagne dans un château. Quelques mois plus tard, un groupe de résistants y élisait, à son tour, domicile.
Petit, vêtu d’une culotte courte et paraissant plus jeune que mon âge, je passe facilement inaperçu. C’est pour cette raison, qu’au fil du temps, je suis appelé à faire certaines « courses » pour eux. Ce lieu, qui devait assurer ma mise en sécurité, me met à présent dans une situation extrêmement dangereuse.
Un triste jour d’août 1943, la Gestapo réalise des raids simultanés dans tout le Borinage y compris au château de l’Aulnoy à Ghlin. Mes quatre compagnons sont faits prisonniers et déportés dans des camps de concentration. Quant à moi, un hasard providentiel trop long à détailler ici, veut que je sois absent des lieux ce jour là.
Je sens le vent du boulet passer.
Il ne faut plus s’attarder dans ce coin. Je regagne Bruxelles et la cachette de mon père dans l’arrière-bâtiment d’une maison. Nous ne sortons que contraints et forcés, notamment pour nous ravitailler. C’est ainsi qu’un jour de 1944, plusieurs mois avant la libération, je pars faire des courses. Jamais nous n’allons à proximité de notre cachette. En effet, nous devons avoir la possibilité de vérifier que nous ne sommes pas suivis. Mon père, qui a un long passé de vie politique clandestine en Pologne, a fixé des règles appropriées à différentes éventualités.
Je prends donc la dite rue Antoine Court, tourne à droite dans la rue Jacquet pour entrer dans la rue de l’Eglise Sainte Anne. Celle-ci me mènera à la chaussée de Jette où se trouvent de multiples magasins, le but de ma sortie. Je parcours cinquante mètres dans la rue Jacquet quand, au coin suivant, j’aperçois un « feld gendarme » allemand. Il surgit brusquement et intercepte un passant. La voie est barrée. Faire demi-tour risque de me rendre suspect. Continuer est trop risqué. J’utilise la tactique prévue à cet effet. Je m’arrête devant une porte et fais semblant de sonner. Je recule pour voir si quelqu’un apparaît à une fenêtre - nous ne sommes pas encore à l’ère des parlophones. Personne n’apparaît et pour cause … Je hausse les épaules et fais demi-tour. De loin, cela peut sembler normal. Me retournant dans la direction d’où je viens, je vois un autre « feld gendarme » installé au coin de la rue Antoine Court. Une rafle est en cours dans le quartier. Je suis coincé. Quelques mètres plus loin, il y a une épicerie de quartier où je n’ai jamais mis les pieds. Je dois risquer le tout pour le tout, j’y entre.
Une cliente, qui a manifestement terminé ses achats, prolonge sa visite en taillant une bavette avec l’épicière. Celle-ci s’interrompt en me voyant : « Vous désirez, jeune homme ? »
« Non, non, continuez seulement avec madame, j’ai tout le temps ».
Mon apparition a brisé le fil de la conversation et la cliente quitte les lieux. J’explique brièvement ma situation à l’épicière : je ne peux ni avancer, ni reculer, ni rester immobile sur le trottoir à la vue des deux « sbires ». Elle comprend sans poser d’autres questions.
Comment va-t-elle réagir ? Trois types de réactions s’offrent à elle.
Soit elle approuve cette chasse à l’homme et m’ordonne de sortir ou, pire, elle appelle la maréchaussée allemande. Pour cela, il faut déjà être bien culotté ! En 1944, le vent tournant, on a la collaboration floue et la lâcheté passive.
Soit elle peut être neutre et me dire :
« Achetez n’importe quoi pour justifier votre passage et tentez votre chance. Ils ne feront peut-être pas attention à un gosse »
Enfin, elle peut me laisser attendre passer l’orage.
Elle fait mieux : « Si vous restez ici et qu’ils voient quelqu’un dans le magasin, vous êtes en danger et nous aussi. Je vous emmène derrière, dans la chambre à coucher. Mon mari a subi une lourde opération, il est très malade. Ils n’iront pas voir jusque là. Au pire, vous direz que vous êtes là pour l’aider. Je reste dans le magasin, j’irai de temps en temps vérifier la situation et vous préviendrai quand tout sera fini ».
Je rejoins donc l’opéré qui, affaibli, laisse échapper des bruits incongrus. Après trois-quarts d’heure, une heure, une éternité en tout cas, l’épicière revient vers l’arrière de la boutique pour signaler que la voie est libre. Sauvé !
A la libération, mon père et mois sommes passés la voir, la remercier. Son mari n’avait hélas pas survécu. Nous avons eu l’heureuse surprise de rencontrer son fils, un solide gaillard vêtu d’un semblant d’uniforme. Il portait au bras le brassard d’un mouvement de résistance et tenait un fusil. C’était un partisan armé.
Ce jour-là, j’avais eu ce brin de chance indispensable pour survivre à cette effroyable période de la traque pour la déportation et la mort.
En ouvrant la porte de l’épicière, j’avais fait le bon choix !