Dans les années trente, le numéro 127 de la rue Heyvaert à Bruxelles était habité par une dizaine de couples, accompagnés d’enfants et d’adolescents, tous émigrés juifs polonais ayant rejoint la Belgique après la Première Guerre mondiale. Presque tous travaillaient à domicile comme artisans tailleurs ou maroquiniers.
Un seul couple détonnait dans ce milieu. Agé d’une soixantaine d’années, à défaut d’être remarquable, il était très remarqué.
Lui, « une armoire à glace » au bord de la décrépitude mais avec de « beaux restes », donnait une impression de rudesse et de solidité : « un beau spécimen rustique ». Illettré et ignorant, il était repasseur à domicile, travail qui lui permettait d’employer à bon escient la force physique dont Dame Nature l’avait doté. S’il n’était plus le costaud de jadis, personne n’aurait été délibérément lui chercher noise. Quand il ne travaillait pas, il jouait aux cartes avec sa femme dans leur appartement éternellement enfumé.
Elle avait été une femme de grande beauté s’il fallait en croire les vieux portraits accrochés aux murs. Quand je l’ai connue, c’était une femme sans âge, au visage bouffi, au regard terne, rhumatisante et asthmatique, toujours engoncée dans un peignoir crasseux aux couleurs délavées. Elle passait ses journées à s’exercer à d’interminables réussites, entretenant sa nostalgie en écoutant inlassablement de mélancoliques mélodies grâce à un « gramophone » à grand pavillon dans le genre de celui que l’on voyait sur les publicités « La voix de son maître ». Ils n’avaient pas d’enfant mais un chien, Bobby.
Les autres locataires les tenaient quelque peu à l’écart depuis que leurs querelles, oh combien audibles, avaient révélé leur passé. Il criait : « kourve » (putain). Elle répondait : « Alphonse » (Mac) et « sibertchnik » (sibérien). Elle avait été une prostituée et lui son mac, son proxénète. Et c’est là que cela coinçait car les autres émigrés avaient fui la Pologne pour deux types de raisons : économiques ou politiques. Certains avaient connu ou évité de justesse les prisons polonaises suite à leur idéal communiste ou socialiste dans une Pologne connaissant ces années-là un régime d’extrême droite. Pour eux, un « sibérien » était un condamné politique d’avant 1914, exilé à l’époque où la Pologne était soit allemande, soit autrichienne, soit le plus souvent russe.
Etre déporté en Sibérie pour activité politique, c’était un malheur mais un malheur honorable. Par contre être un déporté de droit commun était une indignité. Pour le jeune garçon que j’étais, cela ne signifiait rien.
J’avais parfois l’occasion d’entrer chez eux et le gramophone me fascinait. Souvent, je jouais sur la surface dégagée devant leur porte, près de l’escalier donnant accès aux appartements.
J’avais une copine un peu plus âgée que moi et quand Madame Berkowitz sortait de chez elle et nous rencontrait, c’était souvent pour elle l’occasion d’émettre une remarque égrillarde, voire grivoise, laquelle était d’autant plus inutile que le sens nous en échappait.
Vint la guerre, la défaite, l’occupation allemande. La première année fut identique pour tous les habitants du pays ; le sort des juifs ne fut pas particulier sauf en ce qui concerne les insultes ou les brimades occasionnelles.
A partir de l’été 1941, furent graduellement mises en œuvre des mesures spéciales : l’enregistrement des juifs, l’estampillage révélateur sur les cartes d’identité, le port obligatoire de l’étoile jaune, l’interdiction d’accès à l’école, aux transports et aux bains publics, etc. Le pire se préparait. Ensuite, il y eut les chômeurs juifs envoyés pour travailler au mur de l’Atlantique, les jeunes qui se rendirent aux convocations à cause du chantage concernant des parents. Le piège se resserrait.
Cependant nous étions encore en période floue ; les convocations semblaient être envoyées au hasard ; ce n’était pas encore la traque systématique. Néanmoins, par prudence, beaucoup d’enfants avaient déjà été placés à la campagne chez des particuliers ou dans des institutions. Parlant sans accent, n’ayant pas l’obligation de posséder des papiers d’identité, ils pouvaient aisément se confondre avec l’environnement. Les adultes eurent bien plus de difficultés à se cacher. Sans doute, au début, ne s’imaginèrent-ils pas qu’ils seraient rigoureusement répertoriés et recherchés.
Pendant la nuit du 3 au 4 septembre 1942, la grande rafle dans les environs de la Gare du Midi mit définitivement fin aux illusions. Chacun chercha alors des solutions momentanément salvatrices.
Au numéro 127, les habitants avaient prévu une retraite dans l’arrière- bâtiment, à l’étage. Dans une grande pièce, une porte dissimulée par une armoire vidée au préalable cachait une annexe, refuge possible en cas de perquisition.
C’est ce qui arriva et, en une fuite éperdue, certains habitants purent se réfugier dans l’annexe, y compris les Berkowitz. Soudain, on entendit les pleurs d’un petit gosse arrivé trop tard. Il avait vu les gens disparaître là. A qui était ce gosse ? Personne ne le savait.
Il mettait le groupe en danger. Il fallait agir, vite ! Ce fut « l’indigne » Madame Berkowitz qui décida de récupérer l’enfant. On écarta l’armoire, elle sortit, on remit l’armoire en place. On entendit la femme calmer l’enfant et un bruit de bottes. Il était trop tard pour regagner la cachette. Les Allemands emmenèrent l’enfant et Madame Berkowitz. Le sacrifice de la méprisée avait sauvé le groupe.
Elle, partie vers son implacable destin, lui continua à vivre ou plutôt à survivre, jouant aux cartes dans les cafés avoisinants. Buvant sec, fumant beaucoup, parlant peu, sa casquette vissée sur sa tête, il passait inaperçu, se fondant dans le voisinage. Un soir, peut-être eut-il trop de chance et refusa-t-il de remettre l’argent en jeu, ou fut-il surpris à tricher, ou eut-il l’imprudence de sortir une liasse de billets de sa poche. On ignore le motif, mais quand il quitta le café, trois jeunes costauds le suivirent, l’agressèrent, le tabassèrent, le dépouillèrent et le laissèrent étendu à même le sol.
A trois contre un, l’écart d’âge en plus, la partie n’avait pas été égale.
Un témoin appela une ambulance. Quand elle arriva, il était en proie à une crise cardiaque.
Il succomba, sans doute avant même d’arriver à l’hôpital. Ce fut la fin des Berkowitz !
Ne survécut que « Bobby », le chien qui fut recueilli par des voisins chrétiens.