Je vois encore ma petite Maman couchée à table, la tête sur les bras, le petit chignon qui dépasse... Elle semble souffrir beaucoup, les grands enfants font le mieux possible pour la faire patienter. Papa a été prévenu, il va arriver.

Une fois de plus, Maman s’apprête à accoucher : son neuvième enfant. Celui-ci a déjà posé quelques problèmes avant de naître. Papa nous disait : il est mal accroché, Maman doit se reposer le plus possible !Pour cela, ma sœur Claire a arrêté l’école et ne l’a plus reprise après la naissance... un regret pour elle.

Nous sommes en 1952, j’ai 12 ans et en ce 26 juillet naît donc mon frère Jacques.
Dès la naissance, on remarque qu’il a les yeux plus bridés que les autres bébés. Le médecin qui annonce à mes parents que Jacques est « mongol » (à l’époque, on ne parle pas encore de trisomique 21) ajoute sans ambages : il ne vivra sans doute pas au-delà de 20 ans !

Un coup dur pour toute la famille !
Mes parents sont courageux, même si Maman culpabilise un temps, ils se relèvent... On va l’aimer ce petit et bien l’entourer. Pour nous, pas de différence, il grandit, joue, apprend à marcher... un peu tard... à parler très tard, mais il est le soleil dans la maison.

Il est envoyé dans une école spécialisée où, avec peine, il apprend à lire les lettres de l’alphabet en s’accompagnant de gestes :
r r r : le bras tourne comme un moteur
s s s : il siffle comme un serpent
e e e : il se frappe la poitrine en toussant
Il arrive à copier des mots, à écrire son nom, mais pas à lire ni à comprendre les phrases écrites.

On le cajole, il vient avec nous en vacances à la mer du Nord, il joue au Jokari et monte sur les ânes à La Panne. Son esprit est très concret. Ainsi, quand on lui dit que saint Nicolas vient par la cheminée, on le retrouve sur le toit de notre maison... au troisième étage... quelle frayeur pour nous tous !

Jacques connaît tout le monde... enfin c’est ce qu’il prétend !
Chez la boulangère, nous tentons de le retenir : Jacques, reste tranquille, tu ne connais pas cette dame... Il répond : si si je la connais... hein Madame ? Bien dormi ?
Elle répond oui et Jacques se précipite sur elle et l’embrasse... Tu vois : elle me connaît !

Jacques veut se marier, il a vu défiler tant de mariages à la maison... il cherche l’âme soeur ! Pendant les soirées de mariages, l’on danse beaucoup et Jacques invite les plus belles filles et jusqu’aux petites heures, enchaîne les rocks et les tangos !
Il conduit aussi les « chenilles » interminables où tous les invités, frères et sœurs s’amusent comme des fous. Il joue le tambour-major conduisant les majorettes, lance des Viva España ! ou des hip hip hip hourrah que chacun accepte en applaudissant !
Jacques est fort et parfois incontrôlable, une tape amicale dans le dos... et vous croyez cracher vos poumons !

Son esprit reste celui d’un enfant de 4 ans, il grimpe sur vos genoux ou vous saute au cou de toutes ses forces et de tout son poids ! Maman ne résiste plus, elle est trop fragile et peu à peu, accepte l’idée de la placer en institution. Il a près de 20 ans quand une place lui est offerte au Centre Reine Fabiola à Neufvilles en Hainaut.

Une nouvelle vie commence pour lui, il peut enfin développer son art et devenir comédien. Il fait partie de la Troupe du Plantin. Les metteurs en scène et chorégraphes professionnels montent d’incroyables spectacles où chacun vit sa propre vie :« Le Voleur de Café » : c’est Jacques.
Il part avec la troupe en tournée en Belgique, en France, au Portugal, au Canada...
Jacques est remarqué par le réalisateur Jaco Van Dormael et devient la vedette de deux courts métrages : « Stade », les premiers Jeux olympiques pour handicapés en 1996. Il y gagne fièrement une médaille pour ses exploits en natation.
Ensuite, il joue sa propre histoire dans « L’imitateur » : on y voit Jacques et son copain Jean se perdre en ville... rue Neuve, il prend la guitare à un musicien de rue et chante et avec les sous recueillis il se rend chez un disquaire « Cado Radio » et veut s’acheter un disque de Claude François, il n’a pas assez d’argent et ressort très déçu ! Ensuite, il entre dans une discothèque d’où il est rejeté par une jeune fille (la seule actrice pro du film). Il finit son voyage dans l’église Royale Sainte-Marie en ruines en disant : je suis triste.
Ce film est le petit frère du « Huitième Jour » tourné quelques années plus tard par Jaco Van Dormael et qui récoltera la Palme d’Or au Festival de Cannes.
Jacques est trop âgé à ce moment-là, son élocution devient difficile et c’est Pascal Duquenne qui a le rôle principal aux côtés de Daniel Auteuil.
Les autres « Zozos » du film viennent à Cannes pour recevoir les félicitations du Jury. Quelle belle vie pour mon frère l’Artiste !

Une rencontre importante : celle de Jacques avec Gérard Depardieu. Pendant le tournage de « Germinal » d’après Zola, Gérard prendra le temps de tourner 6 clips publicitaires avec notre Jacques. L’acteur est prévenu qu’il faut s’attendre à l’inattendu avec Jacques, il pose la question : tu connais Cyrano ? Jacques répond en montrant un long nez avec la main et déclare : Moi... un artiste comme toi !
Il a tout compris !

Et nous, pendant toutes ces années ?

Mes parents, d’abord, le reprennent le week-end, puis ma sœur Lucie s’en charge durant les grandes vacances et les fêtes de fin d’année. Les autres frères et sœurs le prennent à tour de rôle pendant un week-end.
Mais Papa décède... nous sommes rassemblés autour de Maman pour préparer les faire-part et la cérémonie des funérailles... c’est alors que Jacques, sans prévenir, se frotte les mains de bonheur et déclare : « Moi content... Papa pfuit... moi mariage avec Maman !!! ». Fou-rire général ! Jacques a toujours voulu se marier, il veut un beau costume noir et veut que son épouse soit vêtue de blanc... et ils feront l’amour dans la bouche, comme il dit !

Aujourd’hui, Jacques a perdu ses dents, ses cheveux... il est devenu un petit vieux taiseux. Son seul plaisir est de manger. Il est entouré de huit personnes qui, à tour de rôle, le surveillent jour et nuit. Les portes de la Reverdie sont fermées car Jacques veut toujours partir... mais pour aller où ? Dès qu’il sort, il ne pense qu’à revenir !

Pour fêter les 55 ans de Jacques, le Centre a organisé une grande fête à laquelle ont été invités toute sa famille, les moniteurs et les responsables qui ont travaillé avec lui. C’est la dernière fois qu’il a chanté avec ses frères... le temps des gâteaux, des cadeaux et d’une chanson son sourire était revenu.

Jacques nous quitte peu à peu, il a eu des problèmes vasculaires cérébraux, une triple fracture du crâne et se retrouve casqué. Mais... par une caresse ou un baiser mouillé, il exprime encore son amour.

Il y aura toujours des « Zozos » parmi nous... c’est leur vie.
Une vie qui, à bien des égards, peut être d’une richesse incroyable, pour eux comme pour nous. Jacques a aujourd’hui 56 ans et vit déjà sa troisième vie si l’on en croit ce qu’a dit le médecin à sa naissance...

Frère Jacques... frère Jacques... dormez-vous ?

5 commentaires Répondre

  • Paul Répondre

    Bravo, la famille s’est montrée vraiment héroïque devant cet accident de la nature.

    Mais que feriez-vous aujourd’hui si c’était à refaire ? si le médecin, après une amniocentèse, vous annonçait la terrible nouvelle ?

  • Christian Coen Répondre

    Très belle approche, si humaine, si fraternelle...
    En librairie on trouve de Jean-Louis Fournier : "Où on va papa ?"Stock sept 2008...des petites histoires de ses deux enfants...cela se lit vite et est à mettre dans toutes les mains pour comprendre la souffrance d’un père compensée par de petites joies

  • romyo Répondre

    Bravo à cette maman, à cette famille, c’est vraiment touchant. Je sais par expérience que les personnes handicapées, à n’importe quel âge, avec n’importe quel handicap, sont des gens merveilleux. J’ai dansé avec une dame âgée qui se trouvait dans une chaise roulante, elle était beaucoup plus contente que d’autres, que l’on qualifie normalement, de normales.
    J’ai joué de la guitare dans un dortoir d’handicapés adultes en vacances (colonie) afin de les endormir, je les ai emmené promener dans la forêt et nul n’est aussi attachant qu’eux. Ils se disputaient presque pour me donner la main. Enfin, ceci pour les parents qui s’occupent de "ces" enfants, félicitations et je comprends, d’un côté que vous pouvez même être fiers d’eux.

  • Marinette Répondre

    Quel beau texte, rempli d’amour.Tu dois avoir une famille extraordinaire. Une maman courageuse ! Après cette lecture j’aimerais avoir connu Jacques,le dernier petit "différent" de votre fraterie..
    J’ai envie de vous dire "Embrassez le pour moi."

    Marinette

  • Dadu Répondre

    Chère Colette,
    Merci pour cette belle tranche de vie. J’ai d’autant plus apprécié que j’en ai partagé bien des moments.J’étais éducateur à Neufvilles,l’un des 1001 copains de Jacques, j’étais figurant dans l’imitateur de Jaco. Bref, Jacques reste dans ma mémoire, vos parents aussi.C’est beau une famille comme la votre ! Dadu

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